Janvier 2023-février

Publié le par Michel Mourlet

Publié dans le n° 71 de la Nouvelle Revue Universelle.

 

      Janvier 2023

   Ensorcelante Liane. Préparant ‒ commémoration nationale oblige ‒ une réédition de Huit jours chez M. Renan, de Barrès, occasion d’une replongée dans l’atmosphère orageuse des débuts de la IIIe République, je tombe sur Joseph Reinach, l’un des trois frères, avec Salomon et Théodore, que leur curiosité intellectuelle sans limite et leurs initiales J, S, T, avaient fait surnommer Je-Sais-Tout. Décidément, coïncidences ou signes, l’actualité ne cesse de me ramener à Liane de Pougy, qui fut la muse platonique de Salomon Reinach jusqu’à la mort de ce dernier,

    Avant 2018, je connaissais seulement de nom la belle Liane, ni plus ni moins que ses pareilles, Émilienne d’Alençon ou la Belle Otéro. J’avais fréquenté davantage, au cinéma,  la Dame aux camélias. Ce fut au début de 2018 que je découvris un peu par hasard (mais nous savons bien que le hasard n’existe pas, n’en déplaise à certains physiciens d’ailleurs récusés par Einstein, et qu’un coup de dé jamais n’abolira l’enchevêtrement inextricable des causes et des effets), je découvris, disais-je, l’extravagant parcours de cette courtisane de grand luxe, croqueuse de diam’s, danseuse aux Folies-Bergères, romancière, amie de Proust et de Cocteau, prêtresse de Lesbos à mi-temps, orgueilleuse épouse d’un prince de sang royal et qui finit tertiaire dominicaine.

   Il était tentant de rêver un tel personnage, un tel destin, sur une scène. J’écrivis L’Album de la princesse et l’offris à Bérengère Dautun. Je n’imaginais pas, pour apprivoiser ce rôle altier et complexe, de dompteuse plus persuasive. La pièce fut à deux doigts d’être montée, puis un concours de circonstances s’acharna sur elle pour culminer dans la récente pandémie. Liane en fut l’une des victimes.  Pour m’assurer que ma pièce n’était pas indigne de celles qui ont jalonné de-ci, de-là, ma vie d’intermittent du spectacle, je l’avais communiquée à quelques lecteurs, dont les réactions m’avaient encouragé. Je l’avais envoyée ainsi à Jean-Luc Jeener, l’héroïque animateur du Théâtre du Nord-Ouest. Puis j’étais passé à autre chose. Vers la fin d’octobre dernier, probablement poussé par un petit démon qui saute de temps en temps sur mon épaule (je n’ai pas trouvé de meilleure explication à beaucoup d’événements de ma vie), je me promenais sur la Toile quand un titre de la page « Google » attira brusquement mon attention : la location des places était ouverte sur « BilletRéduc » pour une lecture quelques jours plus tard de Liane de Pougy : l’Album de la princesse au Théâtre du Nord-Ouest. Mon sang ne fit-il qu’un tour ? Je crois plutôt qu’il en fit deux, car à l’heureuse surprise s’ajoutait la stupéfaction de n’avoir pas été averti ! 

   Pris de court et retenu à La Rochelle, je ne pus assister à cette mise en voix exécutée par deux comédiennes, paraît-il, excellentes. Je me demande à présent ce qui va se passer, probablement encore à mon insu ; processus dont je commence à avoir l’habitude : sans que j’eusse rien fait pour cela, une jolie réédition de mon premier roman, publié soixante ans auparavant, n’est-elle pas arrivée sur ma table comme un gâteau d’anniversaire ?

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    Les peuples récoltent ce qu’ils ont semé. Cessera-t-on un jour de nous rebattre les oreilles avec les malheurs du peuple iranien, du peuple ukrainien, du peuple afghan, du peuple macronien, de tous les peuples enfin, qui ont toujours fait tout ce qu’il fallait faire pour arriver là où ils sont ? Je rappelle à tout hasard, parmi cent autres exemples, et parce que les historiens officiels sont en train de le gommer soigneusement de notre histoire, que les premiers responsables de la honteuse débandade de nos troupes en 39-40 ne sont pas les Allemands, mais nos pacifistes en goguette qui ont laissé l’Allemagne se réarmer jusqu’aux dents, tandis que la population s’endormait dans les délices du « Front popu ».

   Je rappelle que les Iraniens vivaient sous un régime politique et économique occidentalisé, laïque et prospère, où l’on respirait à l’air libre : Je sais de quoi je parle, j’y ai séjourné et circulé, de bazars en mosquées, des roses de Chiraz au tombeau de Xerxès, sans compter l’Ispahan by night. Et je rappelle que ce sont les parents des Iraniens d’aujourd’hui qui ont renversé ce régime, acclamé l’horrible barbu, rendu possible la mise en place du système qui à présent étouffe les cris de leurs enfants. Je rappelle que les Ukrainiens vivraient en paix s’ils n’avaient pas, cédant au chant des sirènes occidentales, renversé leur gouvernement. Je rappelle que les talibans ont repris possession du sol afghan sans tirer un coup de feu, ce qui en dit long sur l’accueil qu’ils ont reçu, hormis quelques poignées de citadins entassés en urgence  dans les avions. Quoique le tableau tout de même soit un peu moins sombre, je rappelle dans la foulée que les Français qui protestent à longueur de temps contre les nuisances de la Macronie sont ceux qui par deux fois l’ont installée au pouvoir.

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   La récolte du jour. « Il faut regagner la tanière », nous enseigne le voyageur Larbaud. L’être humain, sorti de la Nature, exilé des champs, éprouve le besoin d’y retourner. Rien à voir avec nos rats des villes, ces éco-idéologues  qui déblatèrent sur l’agora mais, à l’éveil fleuri du printemps, sont incapables de distinguer  un cerisier d’un pommier. La pêche, la chasse comptent parmi les principales façons de se « reconnecter » au milieu naturel. Moi, c’était la récolte des champignons. Dès l’âge de sept ou huit ans, initié par mon père qui se souvenait de son enfance limousine, j’ai contracté la passion des cèpes, des girolles et des coulemelles. Par la suite, j’ai élargi mes connaissances à des dizaines d’espèces et de variétés, et je défie quiconque de confectionner une meilleure omelette que moi avec une poignée de marasmes des oréades, ces minuscules chapeaux de couleur crème qui forment des « ronds de sorcière » dans les herbages.

   L’âge venant, hélas !, finies les longues balades en forêt, fini l’arpentage résolu des prés et les battues de fougères, canne à la main, panier en bandoulière. Ce que je m’applique à cueillir à présent est moins appétissant : ce sont les sottises et contrevérités qui fleurissent partout, en toute saison, sur les ondes et le papier imprimé. Ce matin du 8 janvier, bonne récolte sur France Info. Cela a commencé par un expert militaire qui, sans en apporter la moindre preuve et contre une certaine évidence logique, accusait les Russes de n’avoir pas respecté la trêve de Noël par eux-mêmes décrétée. Cela s’est poursuivi par un sociologue enflammé de son propre discours qui a expliqué avec un enthousiasme et une force de conviction communicatifs comment des dizaines d’années de recherche avaient été nécessaires pour établir scientifiquement que les êtres humains accordent leur préférence à ceux qui leur ressemblent plutôt qu’à ceux qui s’écartent d’eux par leurs caractères sociaux et raciaux. (À propos de la déclaration du comédien Omar Sy, sur l’attention sélective portée par les Européens à l’Ukraine plutôt qu’aux guerres africaines.)

   Certains chercheurs s’interrogent sur les causes de la chute du Q.I. de l’homme blanc depuis quelques années, chute illustrée et même emblématisée par l’initiative du maire de « Pantine » qui, flagrante injustice sexiste, va rimer pendant un an avec crétine, alors que nous avons affaire à un crétin. L’une des causes de ce que M. Onfray appelle une « désagrégation mentale » est peut-être le recours systématique à l’enfournement de données dans des ordinateurs, substitut à l’exercice quotidien de l’intelligence, en particulier de l’introspection. Un mécanisme inutilisé rouille et devient inutilisable. Si, au lieu d’attendre le résultat de dizaines d’années d’enquêtes croisées par des logiciels, l’éminent expert en sociologie avait réfléchi trente secondes à ses propres réactions, observé un peu autour de lui, constaté que, face à deux classes d’animaux domestiques, nous préférons de beaucoup le contact du mammifère à celui de l’araignée, il serait parvenu à la même conclusion, bien connue depuis des millénaires : « Qui se ressemble s’assemble ». Et cela, presque aussi vite que pour énoncer les données du problème.

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   Le Club. Dégoulinant de bonne conscience et de sottise avantageuse vient de s’exposer au grand jour le Club américano-bruxellois (très restreint en population et superficie, mais très imbu de lui-même, et que ses attachés de presse surnomment « Communauté internationale »), à l’occasion de la livraison de chars à M. Zelensky. Après l’autorisation délivrée par M. Biden, président du Club, chacun a tergiversé, vaguement inquiet des conséquences de cette escalade, attendant de voir ce qu’allait faire le voisin. L’un s’étant enfin décidé, un autre a suivi, puis un autre. M. Biden s’est empressé de confirmer comme vérité d’évidence le non-sens caractérisé que constituerait un cadeau d’armes lourdes offensives qui n’impliquerait pas le donateur dans la guerre.

   Nous avons donc eu tout loisir d’observer le fonctionnement du Club : sa réflexion géopolitique consiste à faire ce que font les autres, à la fois dans la terreur du qu’en diront-les-autres et le souci de ne pas s’écarter de la ligne fixée par la Maison Blanche. Peu avertis des causes réelles de la crise, dans laquelle la France n’a pas plus à prendre parti que dans le conflit israélo-arabe (comme l’avait bien vu le Général), ou dans la guerre du Golfe (comme l’avait bien vu Chirac), certains journalistes commencent à justifier notre aberrante participation à cette guerre d’Ukraine qui n’est pas la nôtre en alléguant, l’œil dilaté devant une menace aussi formidable qu’imprécise, que M. Poutine « s’il gagnait, ne s’arrêterait certainement pas là ». Il est difficile d’échapper à l’hérédité. Le grand-père, qui n’avait rien vu de  la massive préparation allemande et croyait se protéger derrière la ligne Maginot, en était resté à Vauban ; face aux secousses d’où sortira le nouvel ordre mondial multipolaire, les petits-enfants invoquent Munich et aperçoivent dans leur rétroviseur  un défilé de blindés sur les Champs-Élysées. De Gaulle, ou es-tu !

   Février

      Auberge espagnole. Un art n’est pas une auberge où n’importe qui peut « apporter son manger ». Ses moyens techniques définissent son champ d’action. Quoi qu’on fasse ou qu’on prétende, on n’arrivera jamais à peindre un coquelicot avec un stradivarius. Il est donc étrange qu’au bout d’un peu plus de cent vingt années d’existence, le cinéma s’autorise encore à représenter en images ce qui se passe dans une tête dont la caméra ne peut filmer l’intérieur. « Faire du faux avec du vrai » (Valéry) était la fatalité du muet pour suppléer à son mutisme. Aujourd’hui la fatalité s’est transformée en incapacité de comprendre la nature particulière du septième moyen d’expression artistique, irréductible aux six précédents. Ceux-ci font du vrai avec du faux, ou plus exactement par l’intermédiaire d’agents s artificiels (par exemple un ciel d’automne avec des pigments chimiques, un frisson de l’âme sous la vibration d’une  corde, une parole exprimée par des signes alphabétiques). L’audiovisuel fait du vrai avec du vrai : des images et des sons réels avec de la réalité saisie à la gorge par l’enregistrement irrécusable.

   En particulier, commencer un film par le rêve « réaliste » d’une dormeuse afin que le spectateur croie à la réalité de ce qu’il regarde, pour ensuite dévoiler son irréalité, constitue non seulement une absurdité cinématographique, mais encore une escroquerie narrative caractérisée, comme tout produit vendu sous une fausse étiquette par la malhonnêteté ordinaire.

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   Versatilis homo politicus. Que la plupart des politiciens soient les acteurs sans foi ni loi de leur propre biographie, qu’ils mettent en scène au gré des situations et selon le public du moment, sans autre cohérence que la vague étiquette d’un parti collée sur leur dos, c’est ce dont on serait plus assuré si l’on prenait la peine de rapprocher systématiquement les uns des autres leurs discours et leurs actes au fil de leur carrière. La chaîne CNews le fait de temps en temps ; c’est bien, mais c’est insuffisant. Il faudrait, dans une rubrique régulière, aisée à documenter, multiplier les exemples de cette versatilité opportuniste des idées et des principes, caractéristique la plus frappante  de l’homo politicus lâché dans la jungle des cités... N’hésitant pas à se contredire d’une heure à l’autre ou parfois dans la même phrase, Macron le Cynique serait le seul à  épargner aux documentalistes tout effort.

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     François Broche, l’art du portrait. En 1997, dans l’avant-propos de la première édition d’Écrivains de France, je confessais un coupable penchant pour les portraits au format médaillon. Ce genre littéraire, autrefois prospère, a été cruellement délaissé dès l’après-guerre au profit de massives biographies à l’anglo-saxonne, rendues adipeuses par un luxe de détails inutiles et de considérations extérieures au sujet. (Le phénomène s’explique par le fait que le papier imprimé se vend désormais au poids,) Leur pendant est le décorticage universitaire en trois ou quatre cents pages d’un aspect, d’un angle, d’une queue de cerise prélevés sur une œuvre dont la vitalité et la signification globale sont ignorées d’un scalpel fabriqué tout exprès pour attirer l’attention moins sur l’auteur disséqué que sur le chirurgien.

   C’est dire ma satisfaction et mon appétit d’ogre lorsque j’ai trouvé dans ma boite aux lettres le dernier-né de François Broche, l’auteur, entre autres, d’une insurpassable biographie de Barrès (sans graisse inutile). Ce nouvel enfant s’intitule la Galerie des Éclaireurs. Cinquante-quatre portraits, la plupart d’écrivains, essayistes, historiens, philosophes. De Fraigneau à Jean Rostand, de Boutang à Vialatte, de Bernanos à Gaxotte, comment les énumérer tous ? Et quels sont leurs points communs ? Broche répond : « Ils décrivent, analysent, critiquent la société où ils vivent. Leur méthode n’est pas liée à l’époque où ils ont vécu. Elle conserve toutes ses vertus quelles que soient les circonstances, car elle est fondée sur la recherche et l’affirmation de vérités simples et éternelles. C’est pourquoi ils ne sont jamais démodés. Ils s’expriment en toute liberté, quitte à se faire des ennemis, qui n’aiment rien tant qu’essayer d’étouffer leurs voix plutôt que de discuter leurs écrits ou leurs propos. »

   Ces portraits s’étendent sur six à sept pages en moyenne. Un esprit futile pensera que c’est trop court pour faire le tour d’un écrivain. Je lui conseille de consacrer cinq minutes à n’importe lequel, inconnu de lui, de ces cinquante-quatre sujets de médaillons. S’il n’éprouve pas, livre refermé, le sentiment d’avoir rencontré l’homme et d’être un familier de son œuvre, c’est à n’en pas douter qu’il ne sait pas lire. Le livre à peine arrivé sur ma table, j’ai envoyé un message à François Broche : « Je vais me plonger dans ces textes que vous avez eu raison de rassembler, ‒ selon mon point de vue d’amateur de brièveté, surtout dans le domaine de la critique ; laquelle demande – contrairement à ce qu’on croit – au moins autant d’esprit de synthèse que d’analyse. Vous avez les deux ! »

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   L’enfer de la drogue. Une étrange coïncidence (puisque, vu le délai nécessaire à l’annonce des programmes dans la presse, il ne pouvait s’agir d’un choix volontaire) a fait qu’à peine une semaine après l’accident provoqué par Pierre Palmade, la chaîne Ciné+ Classic a diffusé l’Homme au bras d’or de Preminger. Adapté d’un roman de Nelson Algren, peintre compatissant des milieux interlopes qui entretint, on s’en souvient peut-être, une relation fougueuse avec Simone de Beauvoir, ce film d’une noirceur sans remède et d’une déchirante beauté raconte la déchéance d’un cocaïnomane (Sinatra), doué pour la batterie de jazz et qui, soutenu par Kim Novak, tente désespérément de sortir de son enfer. Malgré l’exiguïté de l’écran, si peu propice au déploiement spatial de la mise en scène, j’ai retrouvé cette densité terrible des êtres dans la fluidité du découpage, comme de lourds galets roulés par le courant d’une eau transparente... Je me suis rappelé aussi l’attaque lancée contre moi par l’historien communiste du cinéma Georges Sadoul : dans les Lettres françaises, l’hebdo d’Aragon financé par le PC, il m’avait traité de « métaphysicien »  (grave injure sous sa plume marxiste), parce que je discernais des points de ressemblance et même une communauté de style et de matière entre les divers films de Preminger, où il n’apercevait que la disparate des scénarios. Le niveau d’indigence où se situait alors (fin des années 50) la pensée de l’extrême gauche s’est-il élevé depuis ?

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   Marée basse. Commentant ma phrase : « Qu’attendons-nous de plus, exactement, pour rétablir la monarchie ? » qui concluait une remarque sur l’engouement des Français pour la couronne britannique, un aimable lecteur thouarsais de La NRU m’écrit : « Je ne vois pas (et peut-être n’y a-t-il pas en France, aujourd’hui) un homme capable d’accepter et d’assumer la charge. Il y faudrait un chef, un vrai chef, qui ait une ligne de conduite, ‘une certaine idée de la France’, une volonté... »

   Je lui réponds :

      « Vos réflexions rejoignent les miennes. Le personnel politique dans son ensemble, depuis, disons le départ de la génération Chirac, se situe à un niveau  d’une rare médiocrité... Tant au gouvernement qu’à l’Assemblée, par son amateurisme, son inculture, sa vulgarité, intentionnelle pour les uns, spontanée pour les autres, son incapacité à se projeter au-delà d’une semaine en avant ou en arrière, ce personnel qui a commencé à dégringoler la pente avec le petit Nicolas est descendu aujourd’hui à un étiage probablement jamais atteint auparavant.

   » Si les idées de l’opposition de droite apparaissent moins délétères pour notre patrie, l’envergure de ceux qui les portent ne me semble pas décisive. Par ailleurs, l’homme providentiel ne peut se déclarer qu’en période de  catastrophe, ce qui n’est  – heureusement ou malheureusement ? – pas encore tout à fait le cas en France...

   » Attendons la suite. »

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   Retour sur Barrès-Renan. Ceux qui avancent à visage découvert et ne tremblent pas dans leurs chausses à l’idée de déplaire à quelques ignares que la postérité balaiera, ceux-là découvriront, j’espère, avec plaisir la réédition par France Univers de Huit jours chez M. Renan, opuscule du jeune – toujours aussi jeune – Maurice Barrès. Quelle meilleure manière de célébrer à la fois le centenaire de la mort du patriote et le bicentenaire de la naissance du définisseur de la Nation ? Mais il s’agit surtout, bien sûr, de rendre hommage à deux aigles littéraires dont la pensée ample et subtile, spontanément accordée à la structure complexe du réel, ne peut qu’échapper au manichéisme ankylosé de nos contemporains. « Commémorer n’est pas célébrer », croit bon de préciser sur la Toile le présentateur anonyme des Commémorations nationales de 2023, le visage protégé d’un masque anti-contagion, et prenant Barrès avec des pincettes.

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Les maux de la langue : « Caster ». Une innocente du Village global (mondialisé par le maillage médiatique, et ainsi nommé par le sociologue de la communication Mc Luhan), une dame, autrement dit, qui n’a peur de rien, expliquait récemment qu’elle avait, pour attribuer un rôle, casté des comédiens. Connaissant le type de sentiment nourri par nos woko-féministes à l’endroit du mâle blanc dominateur, j’ai d’abord cru avoir mal entendu, et qu’elle avait émasculé ses victimes. Puis, je me suis rappelé que chez les bachi-bouzouks du show biz un casting est soit une audition (de comédiens postulant un rôle), soit son résultat : la liste des comédiens choisis pour interpréter un film, ‒ qu’on appelait autrefois la « distribution » ; mot amphibologique dans l’industrie du cinéma, puisqu’il y désigne le système d’acheminement d’un film jusqu’aux exploitants.

   On trouve encore des génériques de film comportant la mention « distribution des rôles ». Je salue ici les concepteurs de génériques soucieux de ne pas contribuer au charabia général. J’en profite aussi pour signaler qu’« affiche » prendrait avantageusement la place de casting dans tous les cas où la « distribution des rôles » serait handicapée par sa longueur ou sa lourdeur. « Ce film bénéficie d’une affiche exceptionnelle », écrirait le critique désireux de se distinguer du commun des scribouillards.  L’affaire est entendue, mais n’est pas terminée pour autant. Restent les ahuris, non contents d‘ânonner casting, aussi privés  de verbes que de substantifs, qui, faute de disposer d’« auditionner », « choisir », « sélectionner », ont inventé le verbe « caster », francisation bricolée de to cast. C’est grâce à eux que l’innocente du Village global était parvenue au bout de sa phrase.

   Je note que « caster » ‒ non plus dans le domaine des arts dramatiques où il ne répond à aucun besoin, sinon pour les plus démunis du quart monde lexical ‒ possède une utilité en informatique : on l’emploie dans le sens de « transporter un contenu d’écran vers un autre appareil » ; par exemple des images depuis un ordinateur jusqu’à un téléviseur. À réalité nouvelle, terme nouveau. Dans ce cas, rien à objecter.

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   Intelligence  transalpine. Apporté par un pigeon voyageur électronique, j’ai reçu fin décembre un message qui m’a ramené brusquement plus de soixante ans en arrière, comme rédigé d’outre-Styx : quelqu’un que j’avais rencontré lors d’un séjour à Rome, au tout début des années 60 ; un étudiant passionné de cinéma qui, en relation avec un de mes amis correspondant de l’AFP, avait appris de lui mon arrivée dans son pays. Il se nomme Adriano Aprà. Je l’avais perdu de vue, sans ignorer pour autant son  cheminement d’intellectuel typique de la gauche transalpine, plus fine, plus cultivée, et, ce qui va de pair, beaucoup moins sectaire que la nôtre. Il a publié plusieurs livres, notamment sur Bazin, Rossellini, Matarazzo, enseigné à l’université, dirigé le Festival de Pesaro et la Cinémathèque italienne, tourné un ou deux films. Et voilà qu’il m’écrivait, consécutivement à la publication de mes deux derniers livres sur le cinéma et de l’Histoire du mac-mahonisme de Christophe Fouchet. Il me demandait l’autorisation de traduire dans sa langue Sur un art ignoré.

   Je viens de recevoir son introduction. Il m’y taquine gentiment parce que j’ai raconté, dans Une Vie en liberté (qu’il a l’air de connaître par cœur) un déjeuner avec M. Le Pen qui venait de fonder le Front national, et, pis encore, parce qu’au sortir d’un dîner, toujours dans les années 70, j’ai entonné en compagnie du susdit le vieux refrain des Camelots : « Et vive le Roi, à bas la République ! Et vive le Roi, la Gueuse on la pendra ! »

   Adriano s’amuse à me faire les gros yeux. En France, s’ils m’avaient lu, - s’ils lisaient encore ‒ tandis que M. Xavier Bertrand pousserait des cris d’effraie, M. Soupe m’interdirait l’entrée du Festival de Cannes et la Mère Foutraque, la pétroleuse bien connue, dresserait un bûcher pour y brûler mes écrits.

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Actualité d’Henri Béraud. Périodiquement, on réédite Béraud, en dépit de l’ostracisme qui s’exerce contre son œuvre, et qui, comme pour Brasillach, se renforce à mesure que s’éloignent les événements qui l’ont suscité. On remarquera le parallélisme de ce phénomène avec les exhortations des va-t-en-guerre, d’autant plus belliqueuses qu’ils sont plus à l’abri des combats.  Je me souviens de l’amertume, de la consternation de Déon, après l’annulation de je ne sais plus quelle manifestation littéraire où un hommage devait être rendu à l’auteur des Lurons de Sabolas, interdiction prononcée ou plutôt perpétrée par quelque potentat local, soucieux d’arborer sa belle âme de Résistant à l’hitlérisme du siècle précédent.

   On réédite Béraud, disais-je. Avec un retard sans autre excuse qu’un peu trop de livres à lire, et de phrases à polir dans mon petit atelier, je m’émerveille de l’initiative des Éditions Séguier : réaliser (sous le titre Henri Béraud version reporter) une magnifique anthologie de la chronique béraldienne, avant que le 6 février 34 eût incité le journaliste encore incertain à passer résolument son fusil de l’épaule gauche à la droite. Béraud a donné sa forme littéraire au globe-trotteurisme politique : il voyage, visite, dévisage les hommes, considère leur décor, rencontre, interroge : l’Italie mussolinienne, la Russie bolchevique, l’Allemagne en train de se réarmer... Il a tout vu, tout jugé, pas forcément tout compris – qui peut se vanter d’avoir tout compris, avant ou après ? ‒, mais ce sont là, dans un style naturel et savoureux qui ne vieillira pas, des témoignages irremplaçables comme les récits de Commynes ou de Froissart.

   Chose curieuse, quelques mois plus tard, à l’initiative de Francis Bergeron, le très actif  président des Amis d’Henri Béraud, a paru aux Éditions Déterna, sous la même photo de couverture (un gros plan de visage) la réédition d’un livre introuvable, dont l’édition originale, pour ainsi dire fantôme, fait le bonheur des bibliophiles : le Nœud au mouchoir. Y sont rassemblés les éditoriaux de Gringoire sous l’Occupation. On imagine leur contenu, sachant que ce sont les seules pièces qu’ait pu produire l’accusation pour étayer le motif d’ « intelligence avec l’ennemi » qui fit condamner à mort le polémiste. Condamnation, donc, d’un pur délit d’opinion Toutefois, on le sait aussi, la haine vigilante des communistes à son égard fut tenue en échec et le paria gracié par De Gaulle : averti par Mauriac, le Général s’était penché sur son cas. Il avait découvert un dossier vide.

©Michel Mourlet  et La Nouvelle Revue Universelle                                                                                                1, rue de Courcelles – 75008 Paris - 01 42 57 43 22

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