Octobre (suite) à décembre

Publié le par Michel Mourlet

Publié dans le n° 70 de la Nouvelle Revue Universelle.

Octobre (suite)

   Botho Strauss, Cassandre de l’Occident. Trop de matière le trimestre dernier ma empêché de faire état d’un échange de messages avec François Kasbi, qui m’avait envoyé en avant-lecture un article de sa meilleure encre sur Botho Strauss, centré sur La Nuit dernière avec Alice, lorsque Julia rôdait autour de la maison. À juste titre il voit dans l’écrivain allemand la Cassandre d’une Europe fatiguée et futile qui court à sa perte et l’on sait de reste que Cassandre a toujours raison : « Dans le nouveau champ de rencontre européen, écrit Strauss, tout le monde a envers les autres une amabilité très normée, on sourit tout le temps, mais c’est un sourire stéréotypé qui dévoile des dents gâtées. » La description de la décadence européenne, chez lui, n’est pas complaisante comme chez nombre de ses contemporains ; c’est une condamnation à mort.

   Répondu à mon correspondant :

  «  J’ai assisté il y a bien longtemps à la représentation d’une pièce de B. Strauss (il me semble qu’il s’agissait de Grand et Petit) et je crois me souvenir de l’avoir trouvée fort au-dessus du lot habituel de la production allemande d’après-guerre, théâtre et cinéma confondus, entièrement déprimée et déprimante, sinistre, dépourvue de grandeur. Chez B. Strauss, le mal-être, l’incommunication, le sentiment de déchéance m’avaient paru transcendés par une hauteur de vue et de ton sans grand rapport avec les Heiner Müller, Fassbinder, Peter Handke et autres lugubres représentants de la déréliction permanente des vaincus. Je ne suis donc pas surpris par votre article, qui rend un superbe et combien sensible hommage à cet écrivain, de la dimension des grands Allemands d’autrefois... »

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 Bref rappel des causes à ceux qui en déplorent les effets. M. Biden a la mémoire qui flanche. Prétendant que jamais le monde n’a été aussi près d’une guerre nucléaire depuis la crise des missiles soviétiques à Cuba en 1962, il  établit implicitement un parallèle entre la responsabilité de Khrouchtchev  dans la crise cubaine et celle de Poutine dans la guerre en Ukraine. Il oublie seulement de préciser que la situation s’est inversée : à Cuba, c’étaient les Russes qui avaient provoqué la crise en installant un arsenal à portée des Etats-Unis. En Ukraine, ce sont les Américains qui ont déclenché l’invasion russe  par leur volonté d’installer l’Otan à la frontière de la Russie ; sans parler de toutes les provocations antérieures, livraisons d’armes à Kiev avant l’entrée en guerre, accords de Minsk à la poubelle, etc. Et sans parler non plus de la cause originelle que sont, en 2014, les troubles fomentés et soutenus par les Occidentaux contre le gouvernement ukrainien légal, qui ont conduit à le renverser et amené le comédien Zelensky au pouvoir. 

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  Aliénor a de la chance. Reçu hier matin, et lu aussitôt, le nouveau recueil de poèmes de Michel Marmin, Pour Aliénor, paru aux Éditions Arcades Ambo, à Nice.

   Je lui écris : « J’aime beaucoup l’atmosphère (ce n’est pas le bon mot, « rendu » serait plus juste) médiévale qu’on y retrouve, qui vous est propre et qui, tout en l’incluant, dépasse la simple nostalgie pour vous permettre de vous y baigner ‘comme un poisson dans l’eau’. Et pour inviter le lecteur à faire de même !

   » J’ai retrouvé aussi, dans la forme, cette manière extrême-orientale, très singulière, d’évoquer brièvement, de recueillir plutôt, de minuscules ou éphémères instants – intérieurs ou extérieurs. Par exemple, les p. 24 et 25 présentent des haïkus, je pense, presque parfaits. (Je dis : « je pense », car je n’ai pas sous la main mes recueils de poésie japonaise, pour vérifier.) En tout cas, vous m’avez convaincu de la réalité poétique de la voie très personnelle que vous avez choisi de suivre. »

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   Éloge de la gérontocratie. Entendu sur CNews les propos de M. Alain Juillet sur la guerre en Ukraine. Au milieu du déluge d’insanités qui se déverse en permanence dans nos oreilles à ce sujet, ce fut une belle surprise. À croire qu’il n’y a plus que les octogénaires pour entendre quelque chose aux relations internationales. L’erreur première a peut-être été de rajeunir le personnel politique, comme si l’inexpérience, l’inculture historique et l’irréflexion émotive pouvaient faire mieux que la sagesse des ans. Le gouvernement de l’Athènes antique, dont on invoque parfois le modèle, a été exercé par des hommes qui, compte tenu de l’espérance de vie de l’époque, étaient des vieillards. Solon accède à l’archontat à soixante-six ans. Périclès gouverne jusqu’à sa mort, également à soixante-six ans. Je me faisais cette réflexion devant mon petit écran,  au spectacle pitoyable donné par notre jeune Assemblée nationale, sorte de cour de récré chahuteuse dont la surveillante, essayant avec un manque total d’autorité de mettre un peu d’ordre, ne se démarque en rien des cancres qui l’entourent.  

Novembre

Mondrian sens dessus dessous. « Abstraire » : détacher mentalement du concret  un élément particulier pour en hisser la propriété essentielle parmi les concepts. Littré en donne l’exemple suivant : « Dans un objet blanc on abstrait la blancheur, qui devient un terme général. » Voilà qui nous amène sans détour à la peinture dite abstraite, et donc à cette histoire cocasse d’une toile de Mondrian accrochée à l’envers depuis 1945 au musée de de Düsseldorf.

   Pérenniser dans le marbre la beauté d’un corps, saisir un instant de  lumière entre les deux crépuscules (puisqu’il y a aussi celui du matin), emprisonner l’éphémère d’une passion dans la rigueur d’une phrase, ce n’est pas rien, ce n’est pas une fantaisie, un fantasme personnel échangeable contre un autre ;  c’est tenter de rectifier d’insupportables laideurs, c’est tenter de  vaincre le temps, la destruction, la mort. Seule, simple, incontestable explication de l’art, de sa présence d’abord religieuse, voire magique, dans toutes les civilisations, depuis les débuts l’histoire humaine : le désir universel de disposer d’un instrument de médiation entre l’homme et l’univers, notoirement mal accordés entre eux. On n’aurait pas inventé l’art pour reproduire le monde tel qu’il est, redondance manifestement inutile. On n’aurait pas non plus, depuis les grottes de Lascaux, dépensé tant de génie,  de travail, de temps, de fortunes et d’infortunes, pour élaborer des objets dépourvus d’usage et de signification. L’espèce humaine a survécu jusqu’à ce jour à ses propres folies grâce à un fonds inaliénable de logique, de même étoffe, semble-t-il, que celle qui règle le ballet des étoiles. 

   Or que propose l’art abstrait ? Se conformant à sa définition : des formes, des lignes, des couleurs détachés de leur substrat concret pour accéder à la généralité de l’en-soi. Mondrian veut du jaune, du bleu, du rouge purs, nettoyés de tout contact réaliste avec la nature pour atteindre à l’Idée de rouge, de jaune ou de bleu. Les couleurs, les lignes, les épaisseurs de matière, les masses, les figures ne se réfèrent plus à l’existant dont notre conscience et notre infraconscience se nourrissent et auquel elles se heurtent avec tout leur attirail sensible. Elles ne renvoient qu’à elles-mêmes ou, par leur arrangement, à l’arbitraire de l’artiste. En d’autres termes, elles tranchent entre le règne humain et l’ordre naturel le lien indispensable au rôle médiateur de l’art. Conscient de cette faille, le « monde-de-l’art » substitue à la communication immédiate entre spectateur et œuvre, qui alla de soi jusqu’à Picasso, une glose alambiquée, souvent fondée sur la notion de signe, plaquée sur la portion de toile peinte  que l’on a sous les yeux. Tout signe exigeant pour être compris un code partagé, et la démarche signifiante ici invoquée relevant d’une décision unilatérale de l’égo (de l’artiste ou du commentateur), il est clair que nous avons affaire à une aporie sémiologique. Pour pallier l’absence de communication immédiate, la glose entend remonter aux intentions créatrices qui auraient engendré en toute hypothèse indémontrable ce rectangle de toile obstinément muet. Hélas, dans les meilleurs cas, le morceau n’offre à notre sensualité visuelle qu’un exercice de gammes bariolées, métaphore assez pauvre des chatoiements de la musique.  

   Cette situation paradoxale d’un art qui renonce à mettre l’homme en présence du monde pour les concilier, mais vend au prix fort un artefact privé de justification objective et nécessitant pour son contemplateur un mode d’emploi doublé d’autopersuasion, est le terrain idéal de l’imposture. Ce qui mène droit à des jocrisseries telles que la mésaventure  de Mondrian. Deux échappées du Bethlem Hospital peuvent les asperger de potage à la National Gallery de Londres, jamais personne ne se trompera de sens en accrochant Les Tournesols.

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   Les « conduites de mauvaise foi. » Tollé dans un dé à coudre, provoqué par l’exclamation concernant une embarcation d’émigrants clandestins : « Qu’ils retournent en Afrique ! » proférée par un député du Rassemblement national, au beau milieu d’une période oratoire d’un collègue noir. Toute l’extrême gauche, sourde comme un sonneur dc cloche, entend le verbe au singulier et le rapporte, non aux passagers du bateau, mais  à l’orateur apostrophé. Pourtant, l’enchaînement sémantique de l’interruption avec le propos de l’orateur ne pouvait souffrir aucun doute, sinon dans des cerveaux handicapés dissociant à tort des éléments conjoints. L’enchaînement, d’ailleurs, a été rétabli par la suite, et l’accusation a fait long feu... sans pour autant exonérer l’accusé ; résultat, on en conviendra, très original en matière de justice. Passant du motif précis à l’opprobre généralisé, dans le moment même on a élargi l’infamie aux positions idéologiques présumées de l’interrupteur. Cet incident appelle plusieurs remarques.

   Si demander le retour à son point de départ d’un étranger en situation clandestine interdite par la loi constitue une injure, il y a lieu de traîner devant les tribunaux une bonne partie du personnel politique français. Et s’il vient à l’esprit d’un exégète que désigner le continent d’origine d’étrangers indésirables, en l’occurrence l’Afrique, traduit une intention raciste, mille pardons, mais c’est assurément dans l’esprit de cet exégète, hanté par une idée fixe, que le racisme réside et qu’il prospère. On songe aux prêcheurs de vertu obsédés par la chair ou au voleur qui soupçonne tout le monde de vouloir le voler.

   En réalité, la plupart des Français ont compris qu’il s’agissait d’une opération tactique, au niveau des égouts, relayée au pas cadencé par les médias-godillots : un bonneteau à la sauvette intervertissant les mots et les sens. Interpréter une phrase de travers pour hurler des invectives et livrer un prétendu coupable à la vindicte est une escroquerie caractérisée. Dans la précédente livraison de La NRU, j’ai évoqué l’Être et le Néant où Sartre, à cent lieues de ses égarements politiques, s’est révélé le grand philosophe il n’aurait jamais dû cesser d’être. On trouve dans ce livre une longue et subtile analyse de la « mauvaise foi » qui éclaire d’une lumière crue le comportement indigne de la classe politicienne dans cette affaire. Sartre distingue la mauvaise foi du mensonge en ce que la première finit par être « une sorte de foi ». Certes, parmi les députés, il y a ceux, les pires, qui ont menti délibérément, Il y a ceux qui n’ont rien entendu ou rien compris et ce sont les crétins, certainement pas les moins nombreux, à en juger par le spectacle des séances. Enfin il y a ceux qui se sont laissé flotter dans une zone intermédiaire, ambiguë, pénombreuse, où, paupières mi-closes, ils ont choisi la négation de la vérité, « pour, dit Sartre, fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est. » Demandez à M. Ciotti et à ses pareils qui ont aboyé avec la meute, s’ils ne se reconnaissent pas dans cette phrase comme dans un miroir.

   Ce désolant épisode, cependant, présente un aspect positif : la classe politicienne et journalistique en sort un peu plus discréditée et sera davantage encore rejetée aux prochains rendez-vous électoraux. À quelque chose truqueur est bon.

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   Un objet volant non identifié. Un missile tombe et explose en Pologne. M. Zelensky se précipite vers le micro le plus proche et, main sur le cœur, désigne, accuse, vitupère la Russie, exige une réunion de l’Otan, supplie la  « communauté internationale » de se mobiliser en vue d’une réponse qui ne pourrait être, en l’occurrence et termes clairs, qu’une troisième guerre mondiale. M. Zelensky, crucifié, en frétille d’avance sur sa croix. M. BHL fait chorus. Il prépare déjà sa cantine, cire ses grosses chaussures de marche et rédige le communiqué de presse qu’il enverra aux photographes. Télé Perroquet et Radio Paris qui ment  n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les crimes de guerre de l’armée russe, presque aussi sanglants que ceux des États-Unis en Irak. (Ça, c’est moi qui l’ajoute, car ces estimables médias les ont depuis longtemps oubliés.)

    Mais, brusquement, quelque chose se coince. Frappé d’une évidence, un membre de l’état-major américain s’est gratté la tête : My God ! quel serait l’intérêt pour Vladimir de prendre le risque de bombarder la Pologne ? Se mettre un peu plus à dos les Occidentaux ? Déclencher lui-même la guerre mondiale pour exaucer le vœu de M. Zelensky ? Ce serait tellement impensable que, sait-on jamais,  même à Radio Paris, même à Télé Perroquet on finirait peut-être par se poser la question. Quelle catastrophe, à y bien réfléchir, surtout après l’affaire des écoles et des hôpitaux utilisés par les Ukrainiens comme bases opérationnelles!

   Le gangster déguisé en pasteur sonne ses laquais européens : « Pas un mot de plus ! On ignore qui a lancé le missile. Une enquête s’impose. » Les loufiats n’y comprennent goutte : mettre en cause la parole du meilleur comédien de Kiev ! Ils obéissent néanmoins et M. Macron appelle l’univers à la prudence. Une enquête internationale est diligentée.  L’Ukraine y participe mais la Russie n’y est pas conviée ; ce qui est bien normal, se dira le téléspectateur fidèle de Télé Perroquet.

    Face aux réticences imprévues de la communauté dite internationale, pris de nouveau la main dans le sac, le comédien tressaille, marmonne « m... »  en ukrainien, puis se ressaisit, empoigne un micro et,  main sur le cœur, jure qu’il n’a pas la moindre idée d’où ni de qui peut bien provenir ce damné projectile dont il ne sait rien, pas même à quoi il sert. N’était-ce pas plutôt une soucoupe volante ?

      À l’heure où j’écris ces lignes, nous en sommes là. Attendons la suite. Mais je ne doute pas un instant qu’elle sera tout à l’honneur de M. Zelensky.

   Dernière minute : Washington laisse entendre que, ma foi, un petit morceau d’Ukraine dans le giron moscovite faciliterait le retour de la paix. Dans la domesticité bruxelloise, on affirme que depuis cette déclaration certains valets de pied s’exercent à les faire au mur. D’autres songent à avaler leur smartphone. Une boniche allemande, qui ne savait parler qu’angliche, toutes affaires cessantes apprend le chinois. M. Macron, devant sa glace, essaie différentes phrases pour une prochaine conférence de presse où il expliquera qu’il convient, en même temps, de préserver l’intégrité de l’Ukraine et de se conformer démocratiquement au choix légitime des russophiles.

   Décembre

   À quoi sert le latin. Dans le très bel article du magazine Éléments qu’il m’a fait le plaisir de consacrer à deux de mes livres récemment parus, Christopher Gérard cite parmi les sujets que j’aborde mon éloge du latin, éloge en forme d’analyse des motifs qui devraient amener les pédagogues à en rétablir l’enseignement. Les responsables de notre Éducation nationale ont réduit la langue de Virgile à un rôle d’appendice sans utilité réelle, une distraction de lettrés qui n’a plus sa place dans l’existence d’aujourd’hui. Ce discrédit fondé sur une évaluation très superficielle de l’apport des langues « mortes » n’est d’ailleurs pas une nouveauté. Il était amorcé en 1946 lorsque je suis arrivé en classe de sixième et qu’il m’a fallu opter entre « classique » et « moderne ». Dois-je préciser que « moderne » signifiait « sans latin » ? Le choix de l’adjectif n’était pas innocent. Il impliquait que les qualités productives, l’attention au présent, le dynamisme, les promesses de l’aube s’épanouissaient de ce côté-là ; et de l’autre, un passéisme tout juste bon à former des rats de bibliothèque. Mon goût me portait vers les livres et je me méfiais déjà des petits malins jubilant à l’idée d’entrer dans le monde adulte par le portail du profit. Un certain goût de « n’en faire qu’à ma tête », comme on le déplorait dans ma famille, me poussa donc, contre l’avis général, vers l’option la plus classique : latin d’abord, puis grec, ce qui eut pour premier avantage de me placer au sein d’effectifs raréfiés, tandis que les copains « modernes » s’entassaient dans leurs salles de classe.

   Mais là n’était pas l’essentiel, non plus que la perspective de passer une partie de ma vie le nez dans des in-quartos. Je m’en suis rendu compte plus tard : l’étude du latin est avant tout un apprentissage de la pensée. L’une des causes, me semble-t-il, du défaut de rigueur que nous constatons dans le discours public, qu’il soit politique ou médiatique, réside dans le fait que l’intelligence  contemporaine ne s’est pas systématiquement frottée, polie, durcie au contact de César et de Cicéron. L’économie générale du latin, sa densité, sa concision, sa logique, et l’effort qu’il faut fournir pour y pénétrer, apportaient une capacité de relation plus serrée avec le réel que l’abstraction mathématique ou une teinture délayée de sciences humaines. L’ignorance par ce qu’on appelle de plus en plus souvent « les élites » à proportion qu’elles le sont de moins en moins, l’ignorance, disais-je, de cette langue prétendument éteinte mais qui palpite partout dans nos mots et dans notre histoire, laisse le champ libre à tous les illogismes, paralogismes, sophismes, approximations, amalgames et aux dénis de réalité qui composent la trame intellectuelle où nous les regardons s’agglutiner comme des mouches.

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   Les maux de la langue : « supporter ». La coupe du monde de football ameute son lot quotidien de supporters, parfois francisés ‒ ou plus exactement « québecoisés » ‒ à l’écrit en « supporteurs ». Elle nous gratifie même du verbe « supporter » dans le sens                d’« apporter son soutien », sens que nous avons abandonné aux Anglais depuis la fin du Moyen Âge. To support aurait pu trouver son équivalent en « supporter » dans un poème de Deschamps (Eustache, pas Didier) célébrant une partie de soule ; il sonne fâcheusement à nos oreilles classiques lorsqu’il s’agit d’encourager l’Olympique de Marseille.

   Le verbe approprié est évidemment « soutenir ». Mais ici surgit une difficulté. Le substantif dérivé de ce verbe très convenable ne l’est, lui, pas du tout. Dès le XVIIIe siècle, le mot « souteneur » a adopté le petit chapeau et la démarche chaloupée du célèbre Prosper de Maurice Chevalier, « Yop la boum ! C’est le chéri de ces dames... » Même sur les quais de Marseille, ça ne passerait pas. Voilà pourquoi Prosper, à Pigalle, se proclame suppoter du Paris-Saint-Germain.

   Des hommes de bonne volonté ont proposé des palliatifs : partisan, sympathisant, voire « encourageur » (Alfred Gilder) ou encore aficionado. La solution la plus simple étant toujours la meilleure, il me semble que « soutien » pourrait faire l’affaire. Les braillards brandissant des drapeaux avec  l’énergie de la bière qui coule dans leurs veines s’afficheraient « soutiens des Bleus » comme il y a des soutiens de famille. Dans le domaine du vocabulaire, tout se résout par l’usage, c’est-à-dire l’habitude. Autant que faire se peut, débarrassons-nous des mauvaises !

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  La droite au front cornu. Je sais bien qu’on l’a dit cent fois, mais je le redis une cent-unième : la principale explication du gouvernorat, notamment culturel, de la gauche depuis 1945 n’est ni politique ni intellectuelle ; elle réside dans le fait que ses diverses tendances, si profondes que soient leurs divergences, sont solidaires et montent ensemble au créneau, alors qu’à droite c’est l’inverse qui se produit. À droite, le sectarisme religieux, les partis pris historiques, les différences idéologiques les plus minces ont toujours pris le pas sur l’intérêt général. Plutôt que de soutenir ses alliés naturels et de viser l’adversaire, chacun, ou bien fait mine d’ignorer le voisin, ou bien le fusille dans le dos ; et, au milieu du désordre qui s’ensuit, se mitraille les orteils. Cette incapacité bouffonne à opposer un front uni à la gauche, y compris sur le plan de la culture, cette fatalité de la défaite (diagnostiquée par Guy Mollet, nous le savons, sur le plan politique) porte un nom, toujours le même : la bêtise. 

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   Herméneutique. Chargé du cours de théorie du cinéma en deuxième année de licence à Paris VIII, M. Batista, professeur brésilien, m’envoie un questionnaire rédigé par ses étudiants, qui souhaitent éclaircir certains points de la doxa mac-mahonienne. L’ayant promulguée dans les Cahiers du Cinéma il y a soixante-trois ans, je m’aperçois que, comme la compatibilité de l’Enfer avec l’infinie bonté de Dieu, quelques questions de doctrine soulevées par Sur un art ignoré restent toujours en suspens. D’autres sont apparues avec l’Histoire du mac-mahonisme de Christophe Fouchet, dont M. Fernando Ganzo, le rédacteur en chef des Cahiers, a rendu compte avec brio le mois dernier. Parmi les problèmes apparemment non résolus figure le rôle de la mise en scène dans l’appréciation globale des films : « La mise en scène suffit-elle à faire de bons films ? », demandent deux étudiants. Cette question que l’on me pose depuis soixante-trois ans part d’un intertitre de mon texte : « Tout est dans la mise en scène. ». J’attire donc l’attention sur le rôle des intertitres, qui ne prétendent pas résumer le contenu qu’ils coiffent, mais seulement en faire saillir un aspect important. Pour peu qu’il se reporte au texte lui-même, le lecteur peut constater que, si j’insiste sur ce qu’on voit sur l’écran et qui seul compte, je pose comme allant de soi l’existence préalable d’un « tremplin », c’est-à-dire d’un sujet, d’une histoire, d’un scénario et de son découpage (sauf si on l’improvise sur le plateau, méthode selon moi fort peu recommandable). Encore une fois le scénario est au film ce que l’ossature est au corps.  

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   L’optique des Goncourt. Trouvé enfin un peu de temps pour soulever l’impressionnant pavé que constitue l’édition menée à bien par Robert Kopp de l’œuvre romanesque des Frères Goncourt, dans la collection Bouquins. Dommage qu’ils ne soient plus parmi nous pour assister à la consolidation de leur postérité, eux qui ne vivaient que pour elle. « Pavé », certes, désigne un livre épais, mais le mot convient spécialement à Edmond et Jules, tant ils donnent l’impression de lancer dans la mare littéraire, à chacune de leurs publications, un gros caillou qui dérange. De leur vivant, assurément, mais peut-être davantage en nos jours de bien-pensance culturelle, que ce soit par leur Journal, sans doute leur Correspondance que je n’ai pas lue, ou aujourd’hui par la somme de leurs romans, ils apparaissent si attentifs et, en même temps, si étrangers à leur temps qu’on se demande comment ils ont pu allier tant de recul à tant de proximité. Je songe toujours, en les lisant, à un biologiste qui, pour observer l’objet de son étude, userait d’une longue-vue équipée des lentilles d’un microscope. Cet instrument baroque a permis à ses utilisateurs de s’affirmer aussi « réactionnaires » que Joseph de Maistre, Baudelaire et Barbey d’Aurevilly réunis, tout en décrivant la société qui les entoure d’une plume guidée par le naturalisme de Zola. Sur ce monde ressuscité plane l’érudition sans faille et bienveillante de Robert Kopp. La justesse de ses analyses, leur richesse en détails réveillent ma nostalgie d’une époque lointaine en apparence mais si proche, le Second Empire, avec ses calèches devant  ses gares comme des théâtres d’opéra, Verlaine en haut-de-forme titubant sous les fusées de Jules Verne ; la seule qui ait su concilier la poésie et la modernité.

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 Dont acte. Ce 22 décembre, j’entends  à la radio quelque chose d’étonnant : notre président vient de déclarer au Monde et au monde que l’installation de l’Otan en Ukraine créerait une situation « confrontationnelle ». Une légère rectification s’impose : en réalité, la situation en cause (qu’il eût été plus convenable de nommer « situation d’affrontement ») a déjà été provoquée : par les diverses déclarations d’intention des États-Unis et de leurs domestiques antérieurement à la guerre, et accentuée par la suite. (Il convient d’y ajouter le mensonge historique d’une Crimée « ukrainienne ».) Ces réserves faites, voilà une des très rares réflexions intelligentes émises depuis longtemps à propos de ce conflit dont la responsabilité première et la plus lourde – évidence pour quiconque n’a pas découvert l’existence de l’Ukraine le 24 février 2022  ‒ incombe à l’obsession américaine d’encercler et d’abaisser par tous les moyens la puissance russe renaissante.

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