Juin (suite) à septembre

Publié le par Michel Mourlet

Juin (suite)

 

   L’âme du monde. « Sa destinée fut d'un éclat tel que jamais le monde n'en avait vu de pareil avant lui, et jamais peut-être n'en reverra après lui », confiait Goethe à Eckermann. Le bicentenaire de la mort de Napoléon a fait couler beaucoup d’encre et de salive, de bave aussi, mais je suis quand même étonné que personne, en tout cas à ma connaissance, n’ait jugé bon de rappeler l’extraordinaire récit de Hegel à son ami Niethammer, dans une lettre datée du 13 octobre 1806. Le philosophe est en train ou vient d’achever son ouvrage capital, la Phénoménologie de l’Esprit. Il se trouve alors à Iéna et, la veille de la bataille, écrit ces mots : « J'ai vu l'Empereur cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c'est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine. »

   Si l’on se souvient que pour Hegel, sous un prudent christianisme de façade, l’immanence de l’Esprit avec tout son appareil de raison logique et dialectique constitue la substance de l’univers  on n’est pas loin de l’ontologie des vieux Grecs , on mesure ce que représente à ses yeux l’incarnation dans le temps historique de cette « âme » qui est partout, qui est tout et qu’on ne perçoit ordinairement nulle part.

   Voilà donc ce que Napoléon pouvait inspirer à celui qui, de tous les philosophes des temps modernes, a exercé l’influence la plus étendue sur les divers courants de la pensée. À mettre d’urgence en regard des gargouillis d’estomac de certains adeptes du métachronisme moral, en particulier sur le « rétablissement de l’esclavage ». 

v   

   Kubrick et Burton. Trouvé enfin le temps de parcourir le pourtant mince ouvrage que Jean Le Gall, le patron de Séguier (filiale à présent de Laffont) vient d’éditer sur Stanley Kubrick : C’était Kubrick, par Michael Herr, qui fut correspondant de guerre au Vietnam, scénariste, et ami du cinéaste. Je tombe sur ce fragment de phrase, qualifiant son deuxième long métrage le Baiser du tueur : « ce mélange d’exactitude clinique et d’irréalité permanente qui serait sa signature ». Je souscris entièrement à cette perception du style kubrickien, que corroborait à l’avance un des articles que je suis en train de réunir pour Dans le fauteuil du 4e rang (deux cents films 1968-1981), article sur Orange mécanique : « Chez Kubrick [...] l’insolite est personnel, non fabriqué d’après des modèles. Il flotte cependant en certains plans de ses films une atmosphère qui n’est pas sans rapport avec la peinture surréaliste belge. » Je songeais évidemment à Magritte et Delvaux, mais à y bien réfléchir, c’est à la peinture surréaliste en général, aussi bien à Dali ou à Chirico, que font songer certains plans ou séquences de Kubrick ; non par les sujets traités mais par ce que cette peinture a de maniaquement précis et décalé par rapport au réel. Dans le même ordre d’idées, je relève aussi dans le livre de Herr cette définition due à William Burroughs, compagnon de route des Kérouac, Allen Ginsberg et autres beatniks, définition que Kubrick, paraît-il, citait avec enthousiasme, non sans raison : « Un schizophrène paranoïaque est un type qui vient de comprendre ce qui se passe. »

   Dans le paquet de Séguier, il y avait aussi un gros pavé (592 pages) : le Journal intime de Richard Burton. Plusieurs questions se posent au sujet des journaux dits « intimes » : leur motivation, leur degré de sincérité, la part d’autocensure, etc. La première qui me vient à l’esprit : si, racontant exactement les mêmes choses, le Journal était rédigé par un anonyme, s’y intéresserait-on de la même façon ? Réponse : oui pour ce qui concerne les événements d’intérêt général et historique ou les réflexions personnelles si elles sont pertinentes et originales ; non lorsque son auteur se contente de dénombrer le nombre de tasses de café avalées à tel moment de la journée. Le lecteur est censé s’intéresser aux tasses de café si l’auteur s’appelle Richard Burton : réflexe aberrant sur le plan de la littérature.                                                                                                                                        

   Le problème avec le Journal de Burton, c’est qu’il contient autant de tasses de café que d’observations sur les personnes, sur les événements dignes de retenir l’attention.  Pour le lire, il faudrait donc s’armer de patience, d’un bon filtre (à café), voire être animé du désir d’en tirer des informations utiles, et disposer de loisirs hors de ma portée. C’est ainsi qu’on renonce à compter les tasses avalées par Richard Burton.

v

   Les fous idéologiques. Valeurs Actuelles a consacré un dossier au « délire transgenre ». Concernant la sexualité, l’anthropologie et ses prolongements sociologiques et éthiques sombrent en effet dans le delirium, depuis qu’on a perdu de vue la finalité à la fois simple et formidable de cette disposition naturelle : la reproduction de l’espèce, impératif suprême du vouloir-vivre dont les sociétés humaines et les deux autres règnes du vivant sont l’incarnation sur la planète. Même la grammaire, dont les genres obéissent à des tropismes sans relation avec le sexe[1], est sur la sellette. Mais décrire avec précision et dénoncer ce délire sans en désigner clairement la cause principale nous laisse sur notre faim.

   Aussi loin qu’on remonte dans l’Histoire – et bien avant les interrogations byzantines sur le sexe des anges – on rencontre à toutes les époques et en tous domaines des idées devenues folles et des propagandistes de ces idées. Ce qui a véritablement changé, ou plutôt basculé, c’est le soutien apporté aux fous idéologiques par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Les trois pouvoirs, relayés par la chambre d’écho du quatrième, choisissent à présent de heurter de front les affects les plus profonds, les plus légitimement ancrés dans la mémoire génétique et culturelle de la tribu, dans le sens commun, dans la logique, dans les comportements sociaux, sous la pression d’infimes minorités dont le vacarme leur semble plus digne d’intérêt que le sentiment général. Je parlais de basculement : on croit voir, on voit, on en jurerait, ces graves personnages agrippés à leurs micros avec leurs écharpes tricolores en bataille, leurs épitoges retroussées, jambes en l’air dans leur fauteuil à la renverse. Voilà l’image qu’ils donnent au populaire dont ils vont quémander ensuite les suffrages comme des mendiants à la sortie d’une messe. Et ils s’étonnent que leur sébile soit remplie de boutons de culotte.

   Ce pitoyable spectacle est-il seulement imputable à la chute du quotient intellectuel en Occident, constatée par les équipes britannique et finlandaise des Prs  Richard Lynn et Tatu Vanhanen ? Un second facteur pourrait intervenir. Son analogie avec les divagations en matière d’art de la critique officielle et des fonctionnaires de la Culture académique saute aux yeux : la peur panique de commettre les mêmes erreurs que les prédécesseurs. Mon aïeul a zappé sur Modigliani ?  Ne comptez pas sur moi pour louper comme lui le coche de la modernité : j’expose Jeff Koons à Versailles. Ils ont voulu bâillonner Pasteur ? Ouvrons nos institutions au transgenre. Ainsi fonctionnent les têtes d’oiseau-mouche qui régentent les beaux-arts et la moralité publique. Sans s’aviser que le sang de leur grand-père coule dans leurs veines et qu’ils sont assis dans les mêmes fauteuils. 

v

   Logique de survie. La plupart des ennemis d’Israël se trouvent à l’extérieur de ses frontières. Les plus dangereux ennemis de la France, comme souvent dans son histoire, grouillent à l’intérieur. Cette différence capitale − établie, analogues sont la situation et le vouloir-vivre  de la France et d’Israël comme de n’importe quelle nation menacée. Ce que les ennemis de la France ne pardonnent pas à Zemmour, c’est d’y incruster la logique de survie des juifs, motivée, non par des revendications partisanes, individuelles ou idéologiques , mais par l’intérêt commun ; logique inaltérable et jamais transgressée qui leur a permis de traverser plus de trois mille ans d’antisémitisme universel. Fortes de l’expérience d’Israël, les objurgations de Zemmour visent à épargner à la France (et à l’Europe) le sort de la Gaule et de l’empire romain.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        v

Pensée du soir. Quitter la vie sans regret, en sortir avec soulagement comme d’une mauvaise farce mal mise en scène serait un privilège. Les gens malheureux ne connaissent pas leur bonheur.                                                                                                                                                                                                                               v

   Régicides. On poignardait Henri III, Henri IV, Louis XV ; on décapitait Louis XVI ; un tonneau de poudre à canon dévastait la rue où passait Bonaparte ; une « machine infernale » prenait pour cible Louis-Philippe ; douze hommes armés de fusils mitrailleurs criblaient la voiture du Général.

   À la sortie d’un lycée hôtelier on flanque une petite claque à M. Macron.

v

   Un personnage historique. Anti-mondialiste, hostile au capitalisme sauvage, souverainiste, dénonçant les bobards médiatiques, tout ensemble rebelle et autoritaire, éloquent dans ses colères, caustique dans ses ironies, M. Mélenchon en ses profondeurs intimes, refoulées, inconscientes, ressemble à un ultra de la « droite populiste » qui, par malencontre, roulerait à gauche ; comme, à l’inverse, tant de béni-oui-oui imprégnés de gauchardise bien-pensante s’accrochent au train de la droite économique, toutes ces petites silhouettes à faux nez sautillant sur le même rythme de fox-trot et s’affligeant à chaque élection qu’il y ait de moins en moins de monde pour cautionner leurs singeries. Horrible détail : à force de réciter leur catéchisme, certains ont fini par y croire.

   Si notre Jean-Luc avait discerné ou voulu admettre, telle qu’elle se précise un peu plus chaque jour, la catastrophe à la fois identitaire, humanitaire, sociale, civilisationnelle, historique des transhumances incontrôlées, il eût été le brillant successeur du vieux chef de clan anar et clairvoyant, sans les calembours suicidaires ni les dérapages qui tuent. Il serait l’homme à la fois charismatique et de sens commun qui manque à la vraie droite. Vu l’évolution de l’électorat français après quarante ans d’expériences ratées et de cocufiage réussi, compte tenu de la médiocrité du personnel politique en lice, on peut même imaginer qu’il serait presque assuré aujourd’hui de l’emporter en 2022... Pour avoir enfourché un cheval aussi inadapté à son tempérament qu’à la situation actuelle, M. Mélenchon, anti-Hollande par excellence, n’atteindra  pas les sommets dont il rêve. Il restera néanmoins dans un recoin de l’Histoire, comme quelqu’un qui, pour parvenir au Capitole, a choisi de se diriger droit vers la Tarpéienne. Ce n’est pas si fréquent.

v

   Farce électorale. Élections régionales : 34 % de nos concitoyens ont déposé un bulletin dans l’urne. Pour les affaires sérieuses, c’est-à-dire où l’argent est en jeu et la responsabilité des électeurs prise en compte, le droit commercial définit la nécessité un d’un quorum d’assemblée : le quorum est le nombre minimum de voix présentes ou représentées fixé par la loi ou par les statuts pour que les actionnaires d'une société puissent valablement délibérer. Il en va de même pour les adhérents d’association. Si ce qu’on appelle la démocratie attachait la moindre valeur à l’avis des citoyens, elle aurait depuis longtemps chiffré un quorum de participation au-dessous duquel un résultat d’élection serait déclaré nul.

   Des dirigeants politiques crient victoire parce qu’ils ont été élus par 10,46  % des électeurs inscrits contre 89,54  % d’hostiles et d’indifférents (Bretagne) : ils enterrent un peu plus profondément dans le non-sens et le ridicule leur prétendue légitimité. Pour en retrouver au moins une partie (aux yeux des mieux disposés), je ne vois guère, hélas !, d’autre solution que de rendre le vote obligatoire sous peine d’amende et, à côté des bulletins de candidature, de proposer des bulletins, non pas blancs car muets sur la signification du choix, mais l’expliquant clairement : « Je m’abstiens de choisir parce qu’aucun programme ne me convient »,   « je n’accorde pas d’importance à cette élection » ou toute autre formulation, à définir, du motif. Ainsi serait-on informé avec précision de l’état d’esprit du corps électoral. Mais quel assoiffé de pouvoir souhaiterait officialiser ce qu’il sait fort bien dans son for intérieur ? Qui prendrait la décision de jeter au rebut un sceptre usurpé ? Et d’ailleurs, qui parmi nos politiciens se soucie des souhaits de l’électorat, hormis dans le temps très court des promesses de campagne ? Jamais n’apparut mieux l’unique préoccupation « républicaine » de la France du XXIe siècle : obtenir par n’importe quel subterfuge une place, un siège, un trône, et les conserver.

Juillet

   Pointillisme. Changement d’échelle scientifique ou art « à hauteur d’homme », comme le voulait Howard Hawks ? Quand Seurat décompose l’image en pixels, il néglige un fait important : notre œil n’est pas plus conçu pour appréhender le système solaire de l’atome que les ballets d’électrons célestes.

v

   L’éléphant est irréfutable, Vialatte aussi. L’Auvergnat chéri des ornithorynques et des anarchistes de droite, phare du Spectacle du Monde de Raymond Bourgine durant des années,  découvreur en France de Kafka (et l’un des rares à avoir pénétré son humour foncier, noir et collant comme la réglisse), grand écrivain pour tout petit public trié sur le volet et, de ce fait, à peu près complètement méconnu de son vivant, Alexandre Vialatte respire encore, et même de mieux en mieux, cinquante ans après sa mort. Les spectateurs du cru 2021 des Jeux du Théâtre de Sarlat, auront pu le vérifier grâce à Jean-Paul Tribout, mon animateur de festival préféré.

v

   La Nouvelle Morale. La Conscience universelle est en émoi. L’Europe s’indigne. La douce Angela crache son dentier. Le Canada a fait une syncope. Mister Jo se réveille la nuit en sursaut : faut-il mobiliser l’O.N.U., la C.I.A., ou préparer en secret une expédition militaire ? Motif : dans un premier temps, M. Viktor Orban, chef du gouvernment hongrois, a fait voter une loi scélérate interdisant…. Tenez-vous bien : la promotion de l’homosexualité auprès des mineurs. C’est tout simplement un scandale, la priorité pour nos pays occidentaux (non pour les autres, trop occupés à augmenter leur population) étant d’expliquer à nos chers petits et d’illustrer par tous moyens à l’école, à la télévision, par la publicité,  qu’il n’y a rien de plus naturel, normal et émouvant que deux hommes qui s’aspirent avidement les lèvres dans l’impatience de se sodomiser. Même les hoplites en mini-jupe n’avaient pas atteint ce haut degré de civilisation. Quant à l’apprentissage des langues, son utilité pour les jeunes filles n’est plus à démontrer. D’où la nécessité d’autoriser les invertis à adopter un enfant, afin de lui donner le bon exemple. La Nouvelle Morale avait donc, déjà, une excellente raison de stigmatiser M. Orban, secouriste des idées fausses qui empêchent le Progrès depuis la nuit des temps. Mais voici qu’il aggrave son cas. Vous n’allez pas le croire : il va demander au peuple ce qu’il en pense ! Une démocratie, prendre en compte l’avis du peuple ! Se conformer à l’étymologie ! Cesser de favoriser les exigences de quelques déglingués des neurones, promus éclaireurs de la Pensée, au détriment d’évidences ancrées dans l’espèce et au mépris du sentiment général ! Il est grand temps d’ajouter M. Orban à la liste des criminels dont il faut débarrasser l’humanité. Du moins celle qui, comme on dit à Bruxelles, « partage nos valeurs ».

Août

   Papier d’allumage. Tandis que la canicule avec son cortège d’incendies impose partout son règne insupportable,  les soirées en Cotentin restent particulièrement fraîches. Je décide avant le dîner d’allumer quelques bûches dans la cheminée. Les vieux journaux font un excellent papier d’allumage. J’en déplie un et, avant d’en froisser les pages,  j’y jette un coup d’œil (et non simplement « un œil », comme on dit plus vite, ce qui, si peu qu’on sente le poids des mots, fait  penser à un chirurgien venant d’énucléer un patient). Les pages jaunies portent le titre  « Libération » et sont datées du 6 août 1993. Je tombe sur un grand article : « Immigration, Pasqua corrigé par les Sages. » Lecture extraordinaire. Les mesures les plus judicieuses proposées par le ministre - il y a presque trente ans ! – pour « maîtriser les flux migratoires » notamment en ce qui concerne le regroupement familial, les mariages « blancs », les clandestins, le droit d’asile, les arrêtés d’expulsion, ont alors été censurées par le Conseil constitutionnel. Dès qu’ont commencé à s’aggraver les difficultés consécutives à la désastreuse politique immigrationniste inaugurée par les giscardiens, ledit Conseil peut donc être tenu pour responsable en grande partie des dérives laxistes qui nous ont conduits à la situation que nous connaissons aujourd’hui. L’incendie ainsi allumé ne devait rien au réchauffement climatique, mais tout à la sottise humanitaire des  « Sages ».

 

      PS : Soyons sérieux, pour une fois. Si les gauches se bornaient à faire étalage de leur belle conscience, à enflammer par leur exemple une petite armée de niais,  et que leur responsabilité s’arrêtât là, elles ne nuiraient qu’à elles-mêmes, c’est-à-dire plus précisément à l’image qu’elles offriront aux siècles futurs. Mais le « seuil de tolérance » (selon l’expression si pertinente employée par le président Mitterrand lors d’une émission télévisée, fin 89), quel que soit le chiffre qu’on lui attribue, étant depuis longtemps franchi, les Français ont assez payé, notamment de leur sang, pour savoir ce que coûtent les flux migratoires incessants et hors de contrôle. L’impôt énorme ainsi prélevé sur la chair vive de notre pays pour complaire à une faction de donneurs de leçons s’admirant dans la glace et se faisant entre eux des courbettes rend leur complicité, en un mot, criminelle.

v

   Les Mémoires de David Niven. Après le Journal de Burton, les Mémoires de Niven, ce concentré d’humour, de flegme et d’élégance british, publiés aussi par Séguier. Attirante couverture bleue sur fond strié de blanc, conçue à partir d’une photo de l’acteur assis un verre à la main. Feuilletant l’ouvrage, j’arrive à ce qui est peut-être le meilleur portrait, en tout cas celui qui semble le plus fidèle – en si peu de mots – de Bogart, saisi dans son ressort intime et quotidien. On le voit, on le sent vraiment tel qu’il devait être ; et il est… comme dans ses films ! D’ailleurs, plus j’avance dans ma lecture, plus j’ai l’impression d’entrer dans la vie courante, à la fois banale et « entre soi », de la faune hollywoodienne de l’époque, restituée avec une distance amusée, souvent ironique, bien que toujours précise dans le détail, évocatrice d’atmosphère. Niven a joué dans pas mal de nanars, mais dont sa seule présence sauvait quelques plans. Et quel cinéphile pourrait oublier qu’il a interprété deux films de Preminger (la Lune était bleue, Bonjour Tristesse), un de Nicholas Ray, trois de Blake Edwards ?

v

   Portrait de l’Arriviste. Découvert avec sept ans de retard, sur la chaîne OCS Géants, l’un des meilleurs films américains, sans nul doute possible, de notre XXIe siècle : du réalisateur et scénariste Dan Gilroy, Nightcrawler (« en français Night Call », nous apprend sans rire Wikipédia). Lou Bloom, jeune homme sans ressources, vole à la tire pour survivre et cherche – réellement – du travail. Une nuit, se trouvant par hasard sur le lieu d’un grave accident, il lie connaissance avec un paparazzo vidéaste qui gagne sa vie en surgissant à point nommé là où se passe quelque chose de bien sanguinolent, dont il vend les images à des chaînes de télévision. Pour être averti en temps réel de ce type d’événement, il lui suffit de capter les messages internes de la police, opération qui ne semble pas comporter de difficulté technique particulière.

   Lou en prend de la graine et s’équipe en conséquence. Dès lors nous assistons à son irrésistible ascension professionnelle et sociale. Motivé par une ambition dévorante, dénué de tout scrupule, il manifeste de surcroit une intelligence et une habileté nettement plus développées que la plupart de ses congénères.  La fin du film, qui consacre la réussite de Lou, est un modèle de cynisme jubilatoire couronnant deux heures de réalisme parfaitement maîtrisé, sur fond d’humour noir distant. La direction des acteurs est à chaque instant d’une vérité fascinante, avec mention spéciale à Jake Gyllenhaal, Bonaparte au pont d’Arcole brandissant sa caméra en guise de drapeau. Ses yeux sombrement incandescents scrutent l’interlocuteur et regardent plus loin que ce qu’on voit. Les cadrages nécessaires, justes, l’efficace discrétion des mouvements d’appareil, la dramatisation de l’espace, l’absence complète d’épate et de fioritures concourent à placer ce film  fort au-dessus du panier hollywoodien de ces dernières années.

   Il va sans dire que la critique, du moins celle que reproduit Internet, n’y a vu qu’une dénonciation du « sang à la une », la mise en évidence d’une transgression de la déontologie, mot particulièrement apprécié du journalisme chic, lequel pourtant, à longueur de colonnes, déforme ou occulte sans vergogne tout ce qui ne cadre pas avec ses présupposés. Or Nightcrawler, cela crève les yeux, n’est pas à prendre au seul premier degré. La force généralisatrice des dialogues et l’exemplarité des situations (en dehors des scènes sanglantes, inhérentes à l’anecdote) nous conduisent à apercevoir dans le personnage de Lou Bloom un archétype, à la manière d’Alceste ou d’Othello. Son cas est extensible à la race des ambitieux en tous domaines : politique, certes, financier, industriel… Partout où l’on n’hésite pas à supprimer d’une façon ou d’une autre et même sans effusion de sang quiconque peut gêner un parcours ou compromettre un acquis, les Lou Bloom sont à la manœuvre. Avec parfois moins de génie, mais toujours la même passion. Pour cette espèce singulière, toute personne est d’abord un instrument ou un obstacle. « Tu comprends pas les gens, lui dit son assistant, garçon simple et qui raisonne comme tout le monde. T’ es  un Martien… »

   Au fil de cette œuvre rare, et cela ajoute à la complexité, donc au plaisir, on peut adopter, alternativement, deux attitudes contradictoires en face du héros : soit la réprobation au nom de la morale du groupe, soit la secrète satisfaction d’assister, quel qu’en soit le prix pour les autres, aux exploits d’une intelligence et d’un caractère hors du commun. Toujours ce choix difficile entre la raison et le sentiment, le goût du confort et l’attrait du danger, le sceptre héréditaire et l’épopée du conquérant.

v

   Portrait du Charlatan. Reçu de Max Naldini, qui dirigea avec le panache et la bourse de Cyrano des théâtres et des écoles d’art dramatique à Toulon et à Levallois, la brochure d’une pièce commencée il y a quarante ans et qu’il vient juste d’achever : l’Amicale des déplumés. Max est un perfectionniste comme je les aime. Je lui réponds :

   « Mon cher Max,

   Je me suis surpris à me « gondoler » tout seul. Ta pièce est une parfaite réussite farcesque. Si je me laissais aller en bon cultureux aux références et aux comparaisons, je dirais que c’est Molière/Jules Romains (Tartuffe/Knock) mélangé par Jarry avec une pincée de Beeckett. Mais en réalité ce n’est rien de tout cela, c’est du pur Naldini, avec ses thèmes reconnaissables : cheveux  et calvitie, jeu du chat et de la souris, ambiguïté de personnages qu’on sent vivre d’une vraie vie paumée et bien à eux, saignante sous le burlesque : un burlesque non mécanique en somme, ce qui est très étrange, complètement insolite, non conforme au fonctionnement habituel du genre.

   De plus, c’est un sujet splendidement actuel. Jamais n’ont été aussi répandues la crédulité et son exploitation par des charlatans qui finissent par croire à leurs propres simagrées. Ni Tartuffe ni Knock ne croyaient à ce qu’ils disaient. En revanche, la sorcière du XXIe siècle qui soigne le cancer par l’acupuncture ou la consommation intensive d’oignons, quand ce n’est pas simplement par le jeûne, et qui tue des gens, est convaincue d’avoir raison contre tous les médecins de la planète « complices des laboratoires ».

   Si le spectacle vivant était encore en vie, il s’emparerait goulument de ta pièce. Mais toi et moi savons ce qu’il en est. Son cadavre, s’il bouge encore – un peu comme la charogne du poème − c’est grâce aux injections massives de « répertoire ». Les adaptateurs, les compilateurs fourmillent, mais il n’y a plus d’auteurs dramatiques en France parce qu’il n’existe plus de metteurs en scène audacieux et idéologiquement libres (comme le furent, de Copeau à Vitaly… et à toi, les grands découvreurs du XXe siècle théâtral). Il n’y a plus que des marchands de soupe et des fonctionnaires culturels, tous attentifs à bien maintenir leurs roues dans les ornières, à ne pas scandaliser les copains ni offusquer les Pères-la-Vertu Démocratique. Triste tropique (du Cancer). » 

   Septembre

   Les Maux de la langue : prononciation. Il y a quelques décennies de cela, dans un couloir du métro, un jeune quidam m’aborde, l’air désemparé, un guide de Paris ouvert à la main. Avec un fort accent de Cambridge, à moins qu’il ne fût d’Oxford, le quidam parvient à articuler : « Natillon ? » Je tends l’oreille,  hausse les sourcils, rassemble à la hâte mes connaissances toponymiques suburbaines : « Chatillon ? » Il secoue la tête, s’obstine, tapote les pages de son guide, s’énerve presque : « Natillon ! Natillon ! » Un éclair de génie, sans doute de même nature que celui qui traversa Henri Poincaré lorsqu’il comprit (cinq ans avant Einstein) que E égalait mc2, m’illumina soudain : « Ah ! Nation ! » J’entrainai mon Anglais vers un plan affiché au mur et parvins à lui expliquer son chemin.

   Trente ans plus tard, quand j’écoute la radio ou la télévision, je me retrouve dans le même couloir de métro, entouré d’étrangers bredouillants dont il faut transposer en français les syllabes erratiques. La meilleure est la dernière ; dans un reportage dont je ne retiendrai –  par charité  – que cette merveille  :  la force  d’inertie  prononcée  « iner-tie » comme « avertie ». Voilà qui nous rendrait presque indulgents pour moelle et mœlleux devenus « mouelle » et « mouelleux », l’agenda transformé en « ageanda », mentor en « mantor », œnologue, œdème et ce pauvre complexé d’Œdipe troquant leur « é » initial (alors qu’œsophage, on se demande pourquoi, semble l’avoir conservé) contre un « Euh... » qui marque bien l’incertitude de ces braves gens quant à leur propre idiome. Ne parlons plus du grand dam, tué et enterré par les microcéphales qui pensent à macadam et parleront bientôt d’« Adam’ » comme si l’homme à la pomme était un compatriote de Newton.  Penchons-nous plutôt sur l’accent circonflexe du ô, dont nos bibeloteurs d’inanité sonore ont oublié le rôle phonétique au point de prononcer de même façon « côtes » de la Manche et « cotte » de maille.

   Liste interminable. Arrêtons-nous ici, Et déplorons une fois de plus que télévision et radio, qui furent après-guerre une grande école publique du parler correct, ambitionnent aujourd’hui de concurrencer le tout-à-l’égout.

  

Ce "Journal critique" a été publié également sur papier dans le n° 65  de la Nouvelle Revue Universelle.  lanouvelle revueuniverselle@gmail.com

 
 

[1] Cf. le Sexe et la Langue des linguistes Jean Szlamowicz et Xavier-Laurent Salvador, dont j’ai évoqué dans ce Journal (N° 56) la critique de l’anthropomorphisme grammatical.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article