Janvier 2022 à avril

Publié le par Michel Mourlet

Cette livraison de mon Journal critique a d'abord été publiée dans le N° 67, 1er trimestre 2022, de La Nouvelle Revue Universelle. revue fondée en 1920 par le grand historien Jacques Bainville. lanouvellerevueuniverselle@gmail.com

 

   Janvier 2022

 

   Dévaluation. Il a toujours existé des femmes actives, des femmes de grand talent,  de génie, en tous domaines. Cela constaté, admis, proclamé, l’introduction de la « parité » dans les divers secteurs professionnels obtiendra les mêmes résultats que, dans l’économie marxiste, l’abolition de la concurrence et dans l’Éducation nationale l’abaissement vers zéro du niveau de sélection. L’égalité des chances dans une compétition n’entretient nul rapport avec une égalisation des capacités posée en principe ni avec une embauche obligatoire. Encore moins avec une « discrimination positive ». Le niveau scolaire en France a dégringolé au vingt-cinquième rang mondial. Le système communiste a fait faillite. Égalité, parité, médiocrité, nouvelle devise de la France.

v

   L’avenir de la littérature. Préparant la copie, comme on dit, de mon prochain livre (un recueil de « pamphlets et remontrances » depuis 1956), mon éditeur, partout où j’emploie l’expression abrégée  « les années 70 » ou autre millésime, avait rétabli le libellé complet : « 1970 », etc. Je lui expliquai qu’avec la formulation tronquée j’entendais alléger la phrase, la rendre plus rapide,  et que, d’autre part, je souhaitais ne pas en rompre le rythme et  l’équilibre tels qu’ils s’étaient présentés, si je puis dire, à mon oreille interne. Ajouter des syllabes ne pouvait que la faire boiter. Je consolidai mon explication à l’aide du Grevisse, notre bible à tous (du moins je l’espère), qui cite à l’appui des millésimes abrégés Mauriac,  Gide, Maurois et bien entendu les guerres « de 70 » et « de 14 ». J’allai même chercher une caution chez Hugo, dont on imagine mal le roman Quatre-vingt-treize s’intituler Mil sept cent quatre-vingt-treize. 

   Mon éditeur veut bien accepter ma démonstration, mais se justifie à son tour en invoquant les jeunes ou futures générations de lecteurs, qui se demanderont à quel siècle se rapportent les dizaines. Bien que très flatté de voir ainsi mon livre projeté vers la postérité, je réponds néanmoins : « S’il existe encore des lecteurs en l’an 3000, ce seront quelques mandarins d’université qui liront le français d’aujourd’hui comme quelques mandarins d’aujourd’hui lisent le grec d’Euripide. Ils connaîtront toutes les dates et s’y repéreront aisément. Le reste de la population parlera un pidgin américano-chinois de trois cents mots et se représentera notre littérature comme on regardait les inscriptions égyptiennes avant Champollion. D’ailleurs, nos « jeunes générations » actuelles, me semble-t-il, grâce aux multiples réformes de l’enseignement et aux progrès de la moralité publique, en sont presque déjà là.

  » Donc, en ce qui concerne les années 70 ou 80, pas d’inquiétude pour l’avenir ! »

 

   Février

 

   Une ruse sémantique. À la télévision, à la radio, et en particulier « à droite », on n’entend plus parler que d’« Islam politique ». C’est la nouvelle rengaine, le danger, le monstre à combattre. Nous qui pensions que dans l’Islam, le politique, le social, l’intime et le religieux, même le vestimentaire, sont indissociables, voilà qu’on nous dit le contraire et qu’il existe un Islam politique. Cela signifie qu’il existe un autre Islam, non politique, non conquérant, un Islam pacifique, tolérant, ouvert, sans danger.  Ce dédoublement reposant sur une épithète qui fait basculer le sens d’un mot et annihile en quelque sorte le sens originel ne vous rappelle-t-il pas quelque chose, ou plus exactement quelqu’un ? Mais oui, Baudelaire ! «La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas. » 

 

v

   La ménagerie. Penser que le méchant ours aux crocs acérés pourrait se résigner à la présence militaire de l’Otan au bord de sa tanière serait d’une stupidité confondante. Il ne le peut pas plus que Mickey, la souris géante, n’a toléré l’installation de missiles soviétiques à Cuba. On notera à ce propos que l’Otan « en état de mort cérébrale », alliance créée pour faire face au bloc soviétique, logiquement, aurait dû disparaître avec lui. Pourquoi cette structure militaire s’est-elle perpétuée ? L’Otan a été maintenue en survie artificielle par Washington dans l’unique intention de rétablir les conditions d’une guerre froide. La Maison blanche se démenant en faveur de Kiev ‒ hors de sa zone d’influence et chasse gardée du Kremlin ‒ provoque Poutine, le jette dans les pattes de velours du tigre chinois qui ronronne, sème la panique pour récolter une nouvelle guerre, froide ou chaude. Les Américains en ont besoin : elle leur sert, non seulement à vendre des armes,  non seulement à tenter de limiter la puissance russe, obsession permanente chez eux qui se croient encore les maîtres du monde, mais aussi à confectionner une pâtée vitaminée pour nourrir la meute de toutous dociles qui trottine derrière eux.

  Les États-Unis et leurs toutous, soit environ un sixième de la population du globe, mais imbus de leur importance et de leur mission civilisatrice, forment ce que les médias aux ordres appellent la « communauté internationale ». Celle-ci condamne fermement (le tigre rigole) toute réaction de l’ours quand il se sent attaqué. Elle va appliquer, comme à l’ordinaire, des sanctions savamment mises au point par la souris géante [1] et beaucoup plus dommageables aux punisseurs européens qu’au puni. L’ours cherchera son miel ailleurs. Le tigre s’en pourlèche par avance les babines. Quant à Mickey, bien à l’abri dans son trou à des milliers de kilomètres de là, son éternel sourire s’élargit jusqu’aux oreilles : il va négocier au meilleur prix son gaz de schiste liquéfié aux écolos européens.

v

   Les maux de la langue. Rédigeant pour Défense de la langue française un papier sur « drastique », en passe, dans le verbiage des médias, de remplacer tous les synonymes de « draconien » et nombre de qualificatifs voisins, je m’émerveille, ce matin du 21, de découvrir dans le bulletin d’information de France Info qu’une bulle aussi peut être « drastique ». Il s’agit de la « bulle sanitaire » dans laquelle la Chine a maintenu avec succès les Jeux olympiques d’hiver. Une bulle drastique ! Je rappelle que cet adjectif, hormis l’acception anglaise totalement inutile en français (et maintenant accueillie en ligne  même par l’Académie...), ne s’applique dans notre langue, depuis le XVIIIe siècle, qu’aux purgatifs énergiques.

v

   Le coussin. M. Micromacron, après avoir reçu ses consignes de l’oncle Jo, téléphone au tsar. Il veut faire croire à ses futurs électeurs (qu’il espère toujours aussi naïfs, cocus et contents) qu’il sert à quelque chose dans cette crise fomentée de longue main par les États-Unis. Foulant aux pieds le protocole de Minsk, l’Ukraine n’a pas cessé de bombarder les deux provinces russophones du Donbass depuis le coup d’État de 2014, y entretenant un état de guerre, de détresse et de terreur sans soulever la moindre protestation du camp américain. Et l’on vient d’apprendre ‒entorse involontaire à l’intox ‒ que des armes anti-char et anti-hélicoptère avaient été livrées par les États-Unis à Zelensky avant l’intervention de Poutine. Puis le tsar, l’oncle Jo, peut-être les Chinois, vont s’asseoir sur lui, président-coussin d’une Europe en baudruche et d’une France bottée au train par l’Australie, pour continuer leur partie de poker. Ce jeune homme devrait cesser d’obéir servilement à Washington, essayer de se représenter ce qu’aurait fait le Général à sa place, et prendre quelques leçons de géopolitique à l’université de Moscou.

v

   Les amnésiques. La situation s’aggrave. Et depuis l’entrée des troupes russes en Ukraine, on entend de la bouche des « spécialistes » et des politiciens les commentaires les plus effarants. Il y en a qui s’écrient que c’est la première guerre sur le sol européen depuis la seconde guerre mondiale, « oubliant » les éruptions du volcan balkanique des années 90 – volcan qui  se réveillera un jour, soyez-en assurés, vu les dispositions brutalement imposées de l’extérieur ‒ et les soixante-dix-huit jours de bombardements de l’Otan sur la Serbie, qui ont fait plus de cinq cents morts parmi les civils. Il y en a même qui parlent d’une « régression historique », comme si l’Histoire et les hommes qui la font avaient « progressé » d’un iota depuis Alexandre Nevski et Ivan le Terrible, dont Staline n’était que l’avatar. La plupart, qu’on n’a pas entendus piper mot quand des frappes prétendument « chirurgicales » s’abattaient sur les hôpitaux et marchés grouillant de civils à Bagdad, poussent aujourd’hui des cris d’orfraie en découvrant qu’une guerre n’est jamais propre. Si l’on parle de crimes de guerre, alors il faut ouvrir d’urgence le dossier américain, certainement le plus épais de l’histoire moderne depuis l’extermination des populations dont ils ont volé les terres, en passant par la vitrification des villes japonaises, Saint-Nazaire, Dunkerque, Le Havre rasées pour rien et les enfants vietnamiens arrosés au napalm.

   Une telle incompréhension à la fois des ressorts de l’Histoire et de la nature humaine, de l’histoire russe et de l’âme russe, ajoutée à une complète ignorance de l’Ukraine, non seulement berceau de la Russie mais nation fictive, ballottée depuis la nuit des temps entre les Mongols, la Pologne, la Moscovie, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, l’URSS, artificiellement fabriquée et de ce fait sujette à toutes les convulsions ordinaires et extraordinaires consécutives à ce type de fabrication, une telle amnésie, un tel manque de maturité politique remplacée par un émotionnel de loge de concierge, ne pourraient que conduire ces insensés à une catastrophe, si la dissuasion nucléaire n’était suspendue au-dessus de leurs têtes d’irresponsables matamores.

v

   Les fous furieux. Ce sont moins Poutine et ses généraux que ceux qui s’imaginent que des gens qui ont vaincu les chevaliers teutoniques, brûlé leur capitale et épuisé la Grande Armée, chassé la Wermacht, au prix (pour eux) d’environ 70 millions de morts dont 50 millions de civils, vont reculer devant des menaces économiques et bancaires brandies par le vieux Jo et le petit Manu.

v

   Les Mémoires de Philippe d’Hugues. Historien par ses livres sur le Septième Art, Philippe d’Hugues est lui-même une figure centrale de l’histoire du cinéma. Une carrière dans la haute administration, au Centre national du cinéma, au Palais de Tokyo, à la Cinémathèque, menée de manière fort indépendante – ce qui semble une gageure ‒,  carrière nourrie par sa passion des images animées et la connaissance qu’il en a : un savoir d’encyclopédiste des Lumière (les frères), cette carrière, cette passion ont fait qu’il a fréquenté tout le monde, cinéastes, interprètes, écrivains, critiques, musiciens, s’est lié d’amitié avec nombre d’entre eux et s’est trouvé ainsi au carrefour de multiples routes, projets, activités qui ont composé une partie du paysage culturel français entre la fin des années 50 et le début du troisième millénaire. Voilà, résumée en trop peu de mots, la matière énorme de Ma vie et le cinéma, Mémoires intempestifs, près de mille pages, en deux tomes.

   Un peu effrayé comme toujours par des volumes dont l’épaisseur me paraît excéder ma capacité d’absorption, je m’y suis promené sans effort ni lassitude, guidé par le sentiment que j’avais entre les mains un document avec lequel les futurs confrères de l’auteur, les historiens de la culture, devront compter. Si je ne partage pas dans le détail tous ses jugements, en particulier sur les films, je vois bien ce qui globalement nous rapproche, depuis notre rencontre il y aura bientôt un demi-siècle : une totale liberté de l’esprit dans une époque de pesante inquisition facilitée par une exceptionnelle couardise morale, où il a réussi à se frayer un chemin sans compromis. Et, plus méritoire encore, à le rendre carrossable.  

 

   Mars

 

   La muleta. Dans le numéro de mars de Service littéraire, et dans la rubrique « Coup de gueule », François Cérésa me fait le grand plaisir de publier les lignes que m’a inspirées l’échange d’oriflammes sous l’Arc de triomphe, lignes intitulées « Le drapeau de la reddition ». Certains trouveront que c’est un bien grand mot et une excessive dépense d’encre pour un événement tout compte fait minime, plus ou moins justifié par une circonstance et de surcroît momentané. C’est en effet l’apparence qu’il se donne. Mais l’expérience nous souffle que l’apparence, surtout en matière de politique, fait rarement bon ménage avec la réalité. Dans ma diatribe, j’avance que, selon une recette bien connue des manipulateurs d’opinion, le responsable de ce tour de passe-passe s’est livré plutôt à un essai : tout en se ménageant une position de repli, il a testé les réactions à ce mauvais coup symbolique porté à la nation. Devant les protestations, il a vite enlevé ce que j’appelle la « muleta bleue ». Mais j’annonce aussi des récidives...

  v

   Plus de sanglier pour Obélix ? Depardieu en Maigret, pourquoi pas ? J’essaie de l’imaginer. Mais il paraît que le commissaire abandonne sa pipe. Maigret sans pipe, c’est comme notre Tati national à qui, bravant le ridicule, on l’a retirée il y a quelques années sur une affiche de Jour de fête : c’est la Dame sans camélias ou Obélix végétarien. Jusqu’où ira la Nouvelle Armée du Salut dans la purification des mœurs ?

v

   Relire Custine. Contraindre les Russes à se tourner entièrement vers la Chine est la plus grande erreur stratégique commise ces dernières années par les Américains, qui n’en sont pas à une près.  L’urgent n’est pas de vociférer de concert avec eux des injures contre Poutine comme on l’a fait contre Saddam Hussein, Bachar el-Assad, Kadhafi, avec les résultats que l’on sait (le déchaînement de l’islamisme, l’envahissement migratoire), mais de relire Custine ! De relire aussi Uktaine, le fantôme de l’Europe, que j’ai republié en coédition avec Le Rocher en 1991 : histoire dramatique de cette portion de terre dépeinte avec une forte empathie par Benoist-Méchin en 1939. Il est d’ailleurs surprenant que personne ne songe à cet ouvrage (préfacé dans l’édition Valmonde-Rocher par Éric Roussel), dont l’actualité crève les yeux.

   Quant au marquis de Custine , je retrouve ce que j’écrivais il y a trente ans dans Valeurs Actuelles, sur la Russie en 1839 : « La force de ce livre est de donner une place déterminante à la psychologie des peuples, aux caractères permanents qui forment une identité nationale : toutes notions qu’un nouvel obscurantisme voudrait abolir, comme Sartre niait la nature humaine pour permettre le passage de l’utopie. Saisissant les traits spécifiques de l’ « âme russe », l’œil d’aigle de Custine fouille l’avenir.  

   » Dans son introduction, datée de 1946, à une édition abrégée de la Russie en 1839[2], Henri Massis cerne bien la perspicacité historique du marquis : Ses remarques sur la société russe, le peuple russe, l’âme de la race, décèlent certains traits permanents, irréductibles, d’où se dégagent des ressemblances, des identités de fond qui s’imposent d’elles-mêmes à l’esprit et qui éclairent de façon étonnante, les faits présents et à venir. Le lecteur de la Russie en 1839 les relèvera presque à chaque page. Il y vérifiera cette donnée essentielle de toute saine réflexion politique : que chaque État dépend de ses antécédents historiques et de sa configuration géographique comme chaque homme de ses ancêtres et de son pays. Aucune évolution ne peut rien là-contre. »

v

   Bis repetita placent. Descendant de Micromégas, grand pour les petits, petit pour les grands, Guelfe pour les Gibelins, Gibelin contre les Guelfes, parangon du relativisme philosophique et de la politique versicolore, incarnation de la figure de rhétorique associant les incompatibles : l’oxymore, M. Micromacron possède toutes les qualités requises pour plaire à une majorité d’électeurs français ; majorité courte, il est vrai, et, mis à part un noyau d’inconditionnels, plutôt circonstancielle, mais néanmoins déterminée.

   Il promet tout et son contraire, notre souveraineté recouvrée dans une Europe plus souveraine, l’arrêt de la déferlante migratoire en diabolisant ceux qui veulent s’en protéger, une maîtrise des dépenses qui augmentera la dette, des sanctions contre la Russie qui vont délabrer davantage notre économie,  le renforcement de la sécurité fondé sur l’abolition de nos frontières et la libre circulation des criminels, le replâtrage de l’industrie qu’il a poussé à démanteler; le reste à l’avenant. Sa dernière trouvaille : construire des centrales nucléaires dont il avait programmé la suppression 

   Pilotés par un pareil timonier, les Français sautant de joie dans les isoloirs vont peut-être le réélire. Il est tellement convaincu de leur aveuglement qu’il n’hésite même plus à livrer le fond de sa pensée, concernant un mot qu’il n’a jamais osé, me semble-t-il, prononcer : « patrie ». Au tout début de mars, évoquant dans le Service littéraire l’affaire du drapeau de l’Arc de triomphe, j’annonçais des récidives. Je ne m’attendais quand même pas à une telle rapidité. Nous sommes le 10. Pour la seconde fois, le chef de l’État arrache  l’emblème national et le remplace par le torchon bruxellois. Voilà, sans ambigüité, un avant-goût de ce qui guette la France si M. En Même Temps est réélu. Merci d’avance à ses électeurs.

v

   Le journalisme du mépris. Ces médias rampants qui se sont discrédités une fois de plus en réduisant le grand rassemblement zemmourien du Trocadéro à six secondes de cris dans la foule (et en « oubliant » le « Macron en prison ! » des partisans de Mélenchon) et osent ensuite dénoncer la censure pratiquée par la Russie en guerre, vont protester lorsque leurs journalistes seront hués et molestés dans la rue. Ils me font penser au gargotier creusois naguère effondré de devoir de fermer boutique pour avoir servi du jambon faisandé. Même mépris de la clientèle, tenue pour incapable d’analyser ce qu’on veut lui faire avaler.

v

Le pyromane. M. Jo Bidon traite Poutine de « boucher », jette cette nouvelle allumette enflammée sur le pétrole qu’il a lui-même répandu, puis s’en retourne tranquillement chez lui pendant que les fourmis européennes courent en tous sens.

 

   Avril

 

  Un éthologue nommé Eibel. Décidément, cette livraison printanière de mon Journal met à l’honneur le règne animal. « Je ne croyais en rien, n’étais le témoin d’aucun événement particulier, mais je pouvais observer pendant des heures un écureuil dans un arbre, son inquiétude, ses volte-face, ses craintes, comme s’il redoutait d’être capturé : cet animal m’en apprenait plus que mes semblables»  Cette phrase d’Alfred Eibel reflète assez bien, à ce qu’il semble, son état d’esprit lorsqu’il emmagasinait des impressions d’après-guerre sur les gens croisés ou fréquentés à Vienne, où il est né il y a quatre-vingt-dix avrils ; et aussi à Baden (station thermale helvétique à ne pas confondre avec Baden-Baden). Cela fait soixante ans que je le vois celer ses émotions sous un calme d’observateur scientifique, avec de temps en temps derrière ses lunettes une lueur amusée, fugitive, au spectacle des petits mammifères qui s’agitent autour de lui.

   Il vient donc de publier ses Souvenirs viennois, qui ne sont pas sans rapport avec les descriptions zoologiques de son compatriote Konrad Lorenz. Après divers épisodes autrichiens, tchèques, belges, liés à sa situation familiale et à la guerre, Alfred, jeune homme de bonne famille dont la vie et les pensées intimes ne nous sont connues que par de brefs jets de vapeur échappés du couvercle, revient à Vienne qu’il va regarder comme à travers les parois de verre d’un vivarium dont les habitants tournent en rond.

   L’ancienne capitale de l’empire austro-hongrois, en 1950, est écartelée entre son passé glorieux, l’épisode hitlérien encore frais et le présent fait de pauvreté, de ruines matérielles et morales, de déni, de débrouille et de nostalgie. Le tableau aux tons décadents, mauve, rose sale, verdâtre, qu’en brosse le jeune homme réservé et timide qui n’y trouve sa place nulle part, ce tableau sera comme parachevé au fixatif lors de séjours auprès de sa mère en cure à Baden. La leçon qu’il tire de son étude in vivo est que l’imposture et le mensonge, désormais, forment la substance de la société. Plutôt que de s’en mêler, quand on est un jeune homme bien né pratiquant le baisemain et qui a vu, bambin, Hitler en chair et en moustache passer dans son automobile découverte, debout et le bras tendu, il vaut mieux écouter les valses de Johann Strauss. 

 

 

[1] Poutine au bord du suicide : on vient d’apprendre (9 mars) que « Coca-Cola suspend ses opérations en Russie ».

[2] . Plon, 1946.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article