Février (suite) à août

Publié le par Michel Mourlet

Février (suite)

Immortelle Marlène. Revu Shangaï Express de Sternberg. Rarement ressenti autant l’impression d’un film uniquement conçu comme un écrin. La pierre précieuse : Marlène Dietrich. L’écrin n’est pas seulement le train cosmopolite, décor d’une intrigue à la façon du Crime de l’Orient-Express. Ce sont aussi, ni plus ni moins fonctionnels que les halètements de la locomotive, les passagers pittoresques, le petit chien de la vieille dame, l’amoureux déçu et reconquis, les révolutionnaires chinois sortis d’une opérette viennoise ou les faux bijoux sur lesquels le dialogue a l’obligeance d’attirer notre attention. Tous ces personnages et objets sont pour contenir, encadrer, ou, comme en levant le couvercle ouvragé d’une boite, offrir à la lumière, flambant de tous ses feux irisés, le seul vrai diamant de cette histoire, Marlène sur un velours noir.

Message personnel.

Cher François,

J’ai achevé la lecture de votre livre. (Note pour mes lecteurs : Il s’agit du dernier-né de François Kasbi, Bien sûr que si ! aux Éditions de Paris-Max Chaleil.) C’est très, très bien car c’est exactement le son de votre voix. Ce récit, vous me l’aviez dit, est un machin, au sens malrucien transmis par Fraigneau. Et qui aurait séduit ledit Fraigneau, et Déon, et que Laudenbach ou Philippe Héduy auraient publié avec joie à la grande époque, celle où les écrivains n’apprenaient pas encore leur « métier » dans des ateliers d’écriture. Imaginons Balzac, Baudelaire, même Pierre Benoit, dans un atelier d’écriture ! En fait, vous arrivez avec soixante ans de retard, dans cette société d’imposteurs incultes où j’étouffe plus que vous parce que j’ai connu celle d’avant. Emplir un livre de sa vie, qui est une vie emplie de livres. Montaigne, toujours! Qui va comprendre cela aujourd’hui ?

Et comme on ne peut lire sérieusement un livre qu’en le rapportant à soi, j’ai ressenti le vôtre comme le reflet symétrique dans une eau claire de mon deuxième « Dumby » (Patrice et les Bergères, je ne sais si vous l’avez lu), où une séparation est vécue comme la chute du ciel sur la tête. Vous, c’est la tête levée vers les étoiles (votre citation de Flaubert!). Décortiquer pour les mettre à nu vos sentiments… et les livres, surtout les sentiments qu’éveillent les livres, semble être votre particularité comme votre force. Maintenant, je vous attends au tournant, peut-être un roman ? Bien sûr que oui !

Cérémonie des Césars. Bravo, bravissimo ! au jury qui ne ne s’est pas couché sous l’injonction imbécile de confondre la qualité d’une œuvre avec une circonstance judiciaire. Ou bien faut-il bannir de nos bibliothèques le repris de justice et assassin Villon, le suborneur Casanova, l’apologiste du crime Jean Genet, l’« homophobe » André Breton, la moitié antisémite et collaboratrice des écrivains d’avant-guerre (par bonheur, ces dames sont analphabètes) ? Décrocher de nos cimaises – les murs vont paraître un peu nus tous les peintres qui se sont intéressés de trop près aux filles ou garçons avant leur majorité légale ? Débaptiser tous les boulevards attribués à cet hypocrite de Voltaire qui entretenait sa nièce-maîtresse avec des revenus liés au commerce nantais du bois d’ébène ? Et, à propos de boulevards et d’avenues, que faire du satyre barbu tenant registre des ardeurs à lui inspirées par maints jeunes mollets roses dans le cresson vert ? Le bon temps de la délation étant revenu, je livre aux procureurs, parmi cent autres, cette pièce à conviction issue des Chansons des rues et des bois : : « La blanchisseuse, gaie et tendre. / Sourit, et, dans le hameau noir, / Sa mère au loin cessa d'entendre / Le bruit vertueux du battoir. » Oh, My God !

Mars

Les maux de la langue : « différentiel ». De même que « durer », dans des bouches ignares et sur des claviers prétentieux, est devenu « perdurer », c’est-à-dire « persister indéfiniment », « durer toujours », de même que l’on ne « court » plus un risque, on l’« encourt » comme une peine de prison !, de même qu’« efficient » s’est substitué indûment à « efficace », « technologie » à « technique » ou « problématique » à « problème », de même le mot « différence » est en train de laisser place à... « différentiel », probablement aussi sous l’influence multiforme de l’anglais.

Avec cette innovation, M. et Mme Jourdain ne visent plus à l’élégance du style, mais à sa technicité. Répétant un vocable attrapé au vol sans le comprendre ni s’en informer , ils entendent faire croire qu’il sont au fait des savoirs spécialisés et n’ignorent rien des progrès accomplis par le lexique. J’ai reçu, il y a peu, plusieurs de ces « différentiels » en pleine figure, comme autant de postillons porteurs de virus : sans mon masque de protection mentale, j’aurais fini par m’étonner, comme telle présentatrice au long cours du bulletin météo, du « différentiel » des températures ; ou, à l’instar de ce sympathique défenseur des vieilles pierres, souligner le « différentiel » entre deux  sommes récoltées.

Pour mémoire seulement– les lecteurs de cette revue, gens de culture et de bonne langue, ne s’abandonnant guère à de telles dérives – je rappellerai que « différentiel », en français de souche et dans ses formes substantive et adjective, s’emploie dans les domaines suivants : en mécanique des engrenages (Léonard de Vinci s’en est beaucoup occupé), en mathématiques avec notamment le calcul différentiel fondé par Fermat, Descartes et Pascal et développé pat Leibniz et Newton, en termes de commerce pour qualifier des différences de tarif calculées sur d’autres bases que les quantités fournies et le prix de référence ; parfois aussi pour désigner un écart entre des pourcentages.

La conclusion m’est soufflée par Valéry : « De deux mots il faut choisir le moindre. » Quelqu’un avant lui avait dit :  « Quand vous voulez dire Il pleut, dites Il pleut. »

Science de la communication. Avec les outils statistiques dont nous disposons, en procédant à quelques expériences bien conduites dans l’ensemble des médias, et à condition naturellement que l’allégation aille dans le sens du courant général, on doit pouvoir déterminer avec une précision proche de l’exactitude combien de fois il faut répéter un mensonge pour qu’il devienne une vérité admise qu’il n’est pas nécessaire de prouver.

Sagesse de La Fontaine. Entendu à la radio, le 29 de ce mois, de la bouche d’un député « LR » du Lot, une surprenante mise en cause du « Système » : capitalisme à repenser, mondialisme destructeur des richesses nationales, sabotage des services publics… Avec des mots certes plus feutrés que les miens, mais le sens y était : un instant j’ai cru que je rêvais ! À travers un savant  flou artistique on commença même à entrevoir les raisons qui de tout temps avaient nécessité la protection des frontières : non point pour empêcher les innocents voyageurs de voyager et les honnêtes marchandises de circuler, comme le pensent les Ahuris de Schengen nourris à l’ergot de seigle (descendants, il faut croire, des possédées de Loudun et des danseurs de Saint-Guy), mais pour résister à l’intrusion des ennemis de toute espèce, criminels, trafiquants, espions, facteurs de troubles sociaux, agents des forces de destruction et de mort. Comme je l’ai rappelé en 1995 en commentant l’actualité politique à l’aide d’un florilège d’emprunts à La Fontaine (Valeurs Actuelles, « Les grenouilles qui demandent un roi ») : après avoir rogné les griffes et limé les dents du lion amoureux d’une bergère, « On lâcha sur lui quelques chiens. / Il fit fort peu de résistance. »

Le chemin de Wuhan sera-t-il le chemin de Damas de nos politiciens ?

Quotas. On dit que la télévision ne compte pas assez de réalisatrices : c’est vrai. D’ailleurs, au début des années 70, quand j’organisais la page télévision des Nouvelles littéraires, il y en avait davantage et on les connaissait mieux. À l’exemple du monde de l’entreprise ou de la politique, il serait donc sage et beaucoup plus sûr de remplacer les vocations et les compétences par l’obligation des quotas.

Avril

Potion d’avril. Cela fait, en France, près de deux mois qu’un certain virus, véhiculé par les contacts entre humains, arbore victorieusement sa couronne. Après avoir affirmé que les masques ne servent à rien, mais, dans la phrase suivante, qu’ils sont indispensables au personnel soignant pour se protéger, voilà que les autorités compétentes s’aperçoivent de leur efficacité en toute circonstance, même artisanaux, même portés par des individus sains. Certains vont même jusqu’à préconiser, à défaut, une écharpe enveloppant le bas du visage. Un seul traitement jusqu’à présent a donné, semble-t-il, quelques résultats, mais la « communauté scientifique », qui n’a rien à proposer et s’oppose par tradition à quiconque s’écarte de l’ignorance collective (rappelons-nous Pasteur), est hostile à son utilisateur, car celui-ci n’observe pas en temps de guerre les mêmes règles qu’en temps de paix. Il serait amusant qu’avant la fin de la pandémie on remît en usage l’« essence algérienne », qui ne provient pas de Hassi Messaoud mais de l’eucalyptus, et dont quelques gouttes respirées dans un mouchoir prémunissaient jadis contre les rhinites virales. Pas de blindés, pas d’avions, des troupes qui se débandent à la campagne : le général Gamelin n’a rien vu venir ; mais il tient bravement tête à l’ennemi tandis que Paul Reynaud dans les micros proclame d’un ton cinglant et définitif : « La route du fer est coupée. »

Adieu à Jean-Laurent Cochet, l’homme de tous les défis. Silhouette tout en rondeur, l’allure preste et guillerette, une aisance et une désinvolture qui lui permettaient de jouer Guitry avec la même autorité que le maître sans jamais le démarquer. Autant que prodigieux accoucheur de talents, il aurait pu être un mémorable administrateur de la Comédie-Française et le digne successeur de Pierre Dux. On lui préféra des tempéraments moins flamboyants et des programmes plus conformes au vent qui passe. Du coup, il crée en 1983 une « Comédie-Française bis » au Théâtre Hébertot. Jusqu’en 1985, avec sa petite troupe, il y met en scène et joue en alternance (certains comédiens interprétant quinze rôles) dans un seul décor légèrement modulable, une trentaine de pièces, dont certaines qu’il estime négligées à tort par la « grande maison ». Nous pûmes ainsi découvrir l’envoûtante et puissamment théâtrale Asmodée de Mauriac, qu’il est inconcevable que personne, sauf erreur, n’ait eu l’idée de représenter depuis lors.

En 91, nouvelle gageure : porter à la scène l’Histoire de la littérature française de Paul Guth. Épopée vivante, chatoyante, éblouissante de finesse, partiale, injuste, c’est-à-dire passionnée et qui rendrait esclave de la lecturedrogue moins répandue que d’autres un député macronien. Découpée en seize actes d’une heure quarante, cette Histoire fut interprétée durant, crois-je me rappeler, au moins deux saisons au Théâtre Alexandre-Dumas de Saint-Germain-en-Laye, par une vingtaine de comédiens et deux meneurs de jeu : Jean-Laurent en personne et Jacques Mougenot.

Début 2011, après deux décennies consacrées en majeure partie à Guitry et où prend place sa création de Corot de Mougenot, Cochet s’offre une dernière folie : Salle Gaveau, seul en scène, une lecture intégrale d’Albertine disparue, du 22 janvier à 10 h du matin au 23 à 6 h. Avec quelques petites pauses, Proust, vingt heures d’affilée ! En 1950, Herzog s’attaquant à l’Annapurna ne m’avait pas impressionné davantage.

Du bon usage de la notoriété. Appartenant à la meute de chasse à courre aux trousses de Gabriel Matzneff – écran d’aboiements et de fumée médiatique destiné à masquer d’autres gibiers potentiels protégés par leurs attaches politiques – une Mme Gee s’interroge dans l’hebdomadaire Marianne sur « ce qui a décidé le président [Mitterrand] à consacrer, pendant son premier mandat, un article élogieux à l’auteur des Moins de seize ans dans l’obscur Matulu ? » Bien que, pour ma part, j’aie mis un terme en 1974 à la parution de ce magazine, réveillé par feu Grégoire Dubreuil dans la seconde moitié des années 80, je puis fournir sur l’obscur Matulu quelques éléments de réponse à la célèbre Mme Gee.

Une première indication pourrait être l’épaisse et substantielle anthologie intitulée Matulu, journal rebelle, publiée en octobre 2017 par François Kasbi et saluée par une presse de toutes les couleurs du prisme, des « Inrocks » à Présent, en passant par l’Express, le Figaro, le « Fig Mag », Valeurs Actuelles, la Revue des deux mondes, Service littéraire, vingt autres journaux, radios ou revues en ligne où ne manquent guère – mais cruellement – que Marianne, l’« Obs », les Veillées des chaumières et l’Humanité.

Une explication plus directe de l’intérêt porté par François Mitterrand à Matulu est sans doute son goût pour la bonne littérature : il préférait Chardonne à André Stil. Incroyable, non ? Parmi les collaborateurs réguliers ou épisodiques du Matulu des années 70, on comptait Déon, Fraigneau, Montherlant, Martinet, Matzneff (eh oui!), Dutourd, Jacques Laurent, Caillois, Jünger, Étiemble, Perros, Billetdoux, Judrin, Ponge, Morand, Delteil, Dupré, Gripari, Pol Vandromme, t'Serstevens... J’en oubliue des dizaines qui ne sont pas moindres, tel le grand poète et très maudit Yves Martin. Connaît-on beaucoup de périodiques tirant à 15 000 exemplaires, distribués par les NMPP dans les kiosques, aux couvertures habillées notamment pas Savignac, Ciry ou Chapelain-Midy, et qui peuvent s’honorer de telles signatures tout en ayant fait régner la terreur dans le microcosme culturel pendant plus de trois ans ? (D’où l’immortel surnom donné par Le Monde à Matulu : le « brûlot mensuel ».) 

Troisième élément de réponse et le plus éloquent à la question posée par la très fameuse Mme Gee sur l’obscur Matulu : l’un des premiers auteurs à avoir confié un texte, d’ailleurs fort copieux, à mon magazine fut le président Bourguiba : « La Francophonie sans complexe », une page entière format 30 x 42,5. Si Bourguiba n’avait pas hésité à risquer sa signature dans le Matulu de 1971, pourquoi Mitterrand n’eût-il pas compromis la sienne dans celui de 1986 ? Enivrée de sa notoriété mondiale, l’illustre Mme Gee semble avoir oublié la liberté de pensée et d’écriture, voire de comportement encore tolérée à cette époque, ô combien révolue depuis que la Nouvelle Armée du Salut, ses pompes, ses œuvres et ses tambours, a entrepris d’y mettre bon ordre.

Mai

Virus de l’illettrisme. Après avoir, ignorant le « traçage », craché dans les micros le « tracking », les illettrés de la médiasphère ne sachant, affolés, comment désigner un foyer d’épidémie par le mot juste, à savoir précisément « foyer », empruntent avec soulagement l’angloricain cluster, qui signifie « groupe » (sous entendu ici : de personnes infectées). Or, qu’est-ce qu’un groupe de personnes infectées qui concentre en lui le virus et risque de contaminer les autres, sinon un foyer d’épidémie ? À ce rythme, les médecins vont bientôt rédiger leurs ordonnances en anglais de cuisine et les pharmaciens échanger leur codex contre un Harrap’s.

Deuil. Prolongation du congé de deuil parental : Bon sang, mais c’est l’évidence même ! Si l’on doit surmonter un immense chagrin, mieux vaut s’y confire le plus longtemps possible plutôt que d’essayer de s’en distraire par le travail. 

Euphémismes. Pour ménager la susceptibilité des gâteux, c’est-à-dire bientôt la mienne si ce n’est déjà fait, s’inspirant de la Révolution française qui nous enseigna, et avec quel succès !, qu’en modifiant le nom des choses on en améliore la nature, des penseurs d’avant-garde demandent sur le ton comminatoire de ceux qui font progresser la morale que les personnes fâcheusement appelées « dépendantes » soient désormais « accompagnées » et que le qualificatif « sénile » soit remplacé par « atteint de troubles neurocognitifs ». On sait combien ont gagné, grâce à cette figure de rhétorique nommée euphémisme, le chanceux balayeur rebaptisé « technicien de surface » et la concierge transfigurée en « gardienne d’immeuble ». Au nom de tous les petits vieux d’avant-guerre, merci !

Protection du virus. Protestant vigoureusement contre l’emploi du traçage qui a permis à certaines populations beaucoup plus denses que la nôtre de compter beaucoup moins de victimes, l’une des plus actives de nos ligues de vertu, celle des Droits de l’assassin, du malfrat et du cochon d’Inde, prend sous son aile protectrice le corona virus, qui empêche les malades de respirer. Ouf ! la Covid est sauvée. On respire.

Juin

Tolérance. « Il y a des maisons pour cela », disait Claudel, avant qu’une fausse espionne, fausse aviatrice, mais vraie malfaisante ne les fît fermer, jetant à la rue hiver comme été, à la vue de tous, les hôtesses du confortable One Two-Two contraintes de se recycler en racoleuses de trottoir. Ce mot, « tolérance », flottait dans ma tête alors que je regardais Viridiana, peut-être le film de Bunuel le plus ouvertement antichrétien depuis l’Âge d’or. On y voit notamment, au cours d’un long (un peu long) blasphème souligné par le Messie de Haendel, une effrayante parodie de la Cène, la démonstration de l’inutilité de la charité et le cheminement sadien vers la débauche d’une jeune nonne à la pureté angélique. Infortune de la vertu ! Je me demandais par comparaison dans lequel de nos pays démocratiques un financement permettrait, un Centre national du cinéma autoriserait le tournage d’un film ridiculisant les grands principes de la démocratie. Certes, après la condamnation du film par le Vatican, l’administration espagnole ne put faire moins que machine arrière : elle interdit son exploitation en Espagne. Il n’empêche : en 1961, à Madrid, au vu et au su des autorités, Viridiana, film libertaire et blasphématoire, a été tourné sous le régime liberticide du général Franco.

Les recettes qui marchent. Pour éviter à Paris la contagion du corona, il convient d’observer la même règle que pour diminuer la pollution causée par les vapeurs d’essence. Concentrer vaut mieux que diluer. On restreint le choix des itinéraires pour multiplier les embouteillages ? Eh bien, entassons les trotteurs de trottoir entre 19 h et le dîner plutôt que de les laisser trottiner dans les rues désertes au gré de leur emploi du temps. La maire Hidalgo a raison ! Des mesures aussi judicieuses devraient lui valoir une réélection haut la main. Je me suis toujours demandé pourquoi, à Cuculour dans la Creuse, on s’obstine à brailler : « Parigots, têtes de veau ! »

Les quatre côtés du triangle. On entend ces jours-ci l’un parmi les plus actifs des revendeurs d’Europium à la sauvette, M. En-Même-Temps, exprimer une idée bannie de son esprit depuis ses débuts en politique : « souveraineté nationale ». Qu’il en redécouvre les bienfaits à l’occasion d’un déficit de matériel médical plutôt que devant l’abandon de nos choix régaliens aux bureaux allemands et à l’état-major américain, cela importe peu ; seul le principe compte : notre liberté recouvrée ! Hélas, il nous faut vite déchanter. Une minute après avoir formulé l’expression sacrée pour laquelle tant de nos ancêtres sont morts les armes à la main, voilà le nouveau héraut gaullien du souverainisme  qui invoque la nécessité d’un « renforcement de la souveraineté européenne ».

En un éclair, j’ai revu la figure tutélaire de M. Chirac, en 2001, prôner une Constitution bruxelloise pour remplacer la loi fondamentale française, puis, le lendemain, devant les maires de France, célébrer la Nation et la République une et indivisible (20 novembre 2001). Dans un troisième discours dont je n’ai pas noté la date, mais contemporain des deux autres, il dessinait avec conviction le grand projet d’une « fédération d’États-nations » (sic). Dans un opuscule cosigné avec Philippe de Saint-Robert, je parlai à ce sujet de « la formule du triangle à quatre côtés ». Toujours à l’avant-garde des mathématiques modernes, le pays d’Évariste Gallois et de « Bourbaki » possède avec M. En-Même-Temps un autre génie de cette nouvelle géométrie non-euclidienne.

De l’intuition dans les sciences. Mobilisé le 25 juin par France Info pour tenter d’étouffer ou tout au moins de contrebalancer les déclarations du Pr Raoult devant la commission de l’Assemblée nationale, un éminent professeur de médecine des Hôpitaux de Paris (qui ressemblait comme deux gouttes de chloroforme aux défenseurs, en d’autres temps, de la génération spontanée) n’a pas craint d’affirmer que l’intuition ne joue aucun rôle dans une démarche scientifique sérieuse. Suggérons à l’éminent professeur que c’est peut-être la raison pour laquelle il n’a jamais rien découvert et conseillons-lui de relire les pages pénétrantes que, parmi beaucoup d’autres savants et sans parler de Bergson Claude Bernard, Poincaré, Einstein ont consacré au rôle moteur de l’intuition, illumination brève du cerveau que ne recèlent dans leur enchaînement causal et leur démonstration ni le déjà conçu, ni le déjà observé. Fixée, développée, consolidée, l’étincelle neuronique prendra le nom d’ « hypothèse », sans laquelle aucun progrès jamais n’eût été accompli dans aucun domaine de la science.

Juillet

L’ordre moral (du moment) et la littératureLu sur le site de la FNAC : « Le présent ouvrage s'inscrit dans une politique de conservation patrimoniale des ouvrages de la littérature française mise en place avec la BNF. Hachette Livre et la BNF proposent ainsi un catalogue de titres indisponibles, la BNF ayant numérisé ces œuvres et Hachette Livre les imprimant à la demande.

Certains de ces ouvrages reflètent des courants de pensée caractéristiques de leur époque, mais qui seraient aujourd'hui jugés condamnables. Ils n'en appartiennent pas moins à l'histoire des idées en France et sont susceptibles de présenter un intérêt scientifique ou historique.

Le sens de notre démarche éditoriale consiste ainsi à permettre l'accès à ces œuvres sans pour autant que nous en cautionnions en aucune façon le contenu. »

Ainsi se trouve assurée aujourd’hui, bien mieux que sous les régimes autoritaires des Napoléon 1er et III ou du maréchal Pétain (pour ne citer que les plus honnis), cette « libre circulation des idées » à laquelle notre démocratie est à si juste titre attachée. Sachant que la moitié déjà de notre patrimoine littéraire et historique s’écarte des normes relevées sur l’encéphalogramme plat des minorités hurlantes, on pourra grossir autant qu’il sera nécessaire ce « catalogue de titres indisponibles », consulté de temps à autre par dix chercheurs décontaminés et revêtus d’une combinaison de protection, sans recourir à la solution extrême de Farenheit 451. Pour l’avenir de la culture, que demander de mieux ?

Cinéphilie. Il y a dans l’énoncé du mot quelque chose d’anachronique. L’un des premiers signes de sa péremption fut en 1998 le changement d’enseigne de la chaîne de télévision CinéCinéfil rebaptisée en pidgin franglais Ciné Classics (aujourd’hui Ciné+ Classic). Depuis la fin du XXe siècle, de nombreux livres et films documentaires sur l’histoire de la cinéphilie ont entériné son passage du champ des activités à l’archéologie du savoir. Jadis activiste, érudit et passionné, le « cinéphile » en 2020 boitille avec une canne et porte un béret d’ancien combattant. Peut-être même est-ce un vocable dont il faudra expliquer le sens aux générations futures. Remplacé par des cinéphages qui mâchonnent dans la même bouchée leurs giclées d’images et leurs cacahuètes salées, le cinéphile appartient à une espèce en voie de disparition. Il en fut ainsi, autrefois, du pratiquant de la langue latine, qui tirait d’ineffables jouissances de la lecture courante de Virgile et de Cicéron. Il en fut ainsi de l’amateur de poèmes, qui ne sortait jamais sans serrer précieusement dans sa poche un recueil de Verlaine ou les Regrets de Du Bellay. Sans parler des mélomanes, qui avaient appris le solfège et l’usage d’un instrument pour la seule satisfaction de jouer en privé leurs morceaux préférés.

Plus je vois le tour pris par la société en la plupart des domaines, plus je me félicite d’avoir vécu l’essentiel de ma vie avant, et moins je regrette d’être en âge de la quitter. À moins de quelque surprise tombée du ciel, mes enfants, je vous souhaite bien du plaisir.

Août

Une leçon de mise en scène. Nul n’est censé ignorer la loi, ni qu’Otto Preminger, l’un des quatre cinéastes du « Carré d’as du Mac-Mahon », fut l’un des grands parmi les grands. Il fallait, dans les années 60, s’appeler Georges Sadoul, Louis Chauvet ou Yvonne Baby pour ne pas comprendre que l’unité, le style, la force, le sens d’une œuvre cinématographique accomplie tout au long d’une vie ne résident pas plus dans la ressemblance entre eux des scénarios ou la spécialisation de l’auteur dans un genre (western, policier, film de guerre...) que le génie de Corneille ne tient à la construction ou à la localisation de ses intrigues.

Trente-deuxième film de Preminger, In Harm's Way, littéralement : « En danger », a été assez bêtement traduit en français par Première Victoire. Il y aurait un florilège à établir des titres américains trahis par leur traduction française, ce qui a d’ailleurs conduit les distributeurs, dans notre pays, à conserver de plus en plus souvent le titre original. Traiter le mal par un autre mal, soit. Mais ne serait il pas plus approprié d’essayer de réfléchir intelligemment – peut-être est-ce trop demander – à une traduction fidèle, sinon au titre, du moins au sens du film ? Honneur en tout cas à la chaîne OCS Géants d’avoir programmé In Harm's Way dans la soirée du 3 août.

L’adaptation du récit de James Bassett appartient à la veine élargie de Preminger, dans la mesure où l’on peut établir une distinction entre les films intimistes tels que Laura, Whirlpool, Angel Face et ceux de la lignée The Cardinal, Exodus, Advise and Consent. Dans la seconde série où l’Histoire prend toute sa place, cette tranche de vie et de mort d’officiers de la marine américaine pendant et juste après l’attaque japonaise de Pearl Harbor, est une magnifique leçon de cinéma. Par l’incrustation habile de l’intime dans l’épique, la fluidité des enchaînements, la simplicité naturelle des plans où le décor pèse sur l’action autant que les acteurs, la justesse constante des cadrages et, cela va sans dire, l’intelligence de la direction des acteurs, la mise en scène et en images d’In Harm’s Way se fait tellement transparente (la fameuse « esthétique de la transparence ») qu’on peut l’oublier comme on oublie au galop de ses phrases la maîtrise stylistique de Stendhal au bénéfice d’une immersion voluptueusement captive dans le flux de l’histoire racontée.

En 1998, commentant une des rares diffusions de Première Victoire à la télévision, Louis Skorecki, alors critique à Libération, a parfaitement décrit le phénomène de quasi abstraction (du sens, des personnages…) qui s’attache à la contemplation de ce film, et des films de Preminger en général : « Il rappelle ainsi avec virtuosité à quel point tout grand film est intemporel et immatériel, d'autant plus inaccessible à une critique immédiate qu'elle s'attacherait à ses péripéties et à ses images. S'il faut près de trente-cinq ans pour rendre compte de Première Victoire, c'est qu'il faut à peu près aussi longtemps pour l'oublier. Le vrai film commence quand il n'en reste rien, dans une extinction éblouissante de clarté. »

En mai 1965, dans Le Monde, Yvonne Baby présentait le film en ces termes : « Première Victoire fait partie de ces superproductions à grand spectacle qui bénéficient de moyens et d'appuis publicitaires considérables et sont destinées à assurer le succès d'un gala. » Un peu plus loin elle y relevait (avec, on s’en doute, le plus grand sérieux) « une fâcheuse exaltation de l'esprit militaire ». La feuille de chou où j’ai trouvé la date de diffusion d’In Harm’s Way – plutôt un chou entier, car son épaisseur est celle d’un magazine télé – le commentait ainsi : « Le film se contente d’illustrer platement les faits. » On en a ri huit jours dans ma chaumière. Chapeau, l’aristarque ! Cinquante-cinq ans plus tard, la relève d’Yvonne Baby est assurée.

(Nouvelle Revue Universelle, n° 60-61.)

 

 

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